Mais c'était trop fatiguant. Il fallait être concentré, et ne rien faire d'autre, sans aucune garantie d'amusement, au final. Sans compter les reliures, qui ne tenaient jamais, et offraient les feuilles au vent, obligeant à ranger immédiatement après. Un ennui stupéfiant. Jusqu'à ce que deux lecteurs, dont le livre venait de rendre l'âme, se cognèrent en ramassant leurs feuilles volantes. En premier lieu, ils rirent. Puis, voyant que chacun tenait une feuille du livre de l'autre, ils se l'échangèrent. L'une était la page douze. L'autre la page cinq. Oui, les livres n'avaient pas beaucoup de pages à cette époque. Celui qui tenait la page douze, toujours hilare, déclara qu'il avait gagné. Son nombre était le plus grand des deux, et ils rirent ensemble de bon cœur. Ce qui avait permis la naissance des jeux de société. Longtemps, les jeux de cartes et tous ceux qui s'en suivirent occupèrent l'homme. Quand la musique fut inventée, on constata qu'elle accompagnait avantageusement le jeu, et on fit jouer les deux en même temps. Tout le monde s'amusait, tout le monde était heureux. Parfois, on ne jouait pas, et on allait regarder d'autres jouer. Mais à la longue, l'homme s'ennuya. Au lieu de payer pour s'offrir tous les bons temps du monde, il devait désormais se restreindre à ne choisir qu'un seul plaisir par soir. Alors, ne pouvant se résoudre à choisir, il s'ennuya de nouveau. Ce qui lui laissa le temps de réfléchir. L'un deux, voyant que l'homme ne se déplaçait plus que rarement pour aller au spectacle ou au jeu trop occupé à s'ennuyer, chercha à apporter le spectacle à l'homme, directement ; d'où la naissance de la télévision. Depuis, l'Homme n'a plus à bouger de son canapé pour obtenir tous les loisirs dont il a besoin. Alors bien sûr, il ne les vit pas directement, mais il considère qu'une vie passionnante par procuration vaut toujours mieux qu'une vie laborieuse douloureusement vécue. Et il reste là, affalé. Il ne se sert guère plus que d'un doigt, par moment, pour passer à une autre chaîne, toujours plus avide d'engranger de nouveaux rêves. Toutefois, ce que l'homme ne semble pas avoir saisi, c'est que lorsqu'il s'installe devant sa télévision, c'est sa vie qu'il met en pause. Et que ces rêves qu'il engrange en sont autant que ceux auxquels il renonce. Et sur son lit de mort, il se souviendra de tous ces instants, las, où il a laissé sa vie lui échapper. Avant de disparaître pour l'éternité. Oui, son «évolution» c'est de laisser aux autres le soin de mener la barque de sa vie. C'est de faire le plein d'émotions sans la moindre sensation, englué dans un cocon d'aventures artificielles.