La crise économique ne frappe pas que les banques et les grandes entreprises : par ricochet, elle touche également et surtout les couches moyennes, celles des bas salaires. «Avec un revenu mensuel de moins de 7 000 dinars, et les prix des fruits et légumes qui flambent, nous arrivons difficilement à boucler nos fins de mois», se lamente une vieille dame rencontrée près de ce que l'on appelait naguère «le Mont de Piété». L'ancien Crédit municipal de la rue Ben-M'hidi, absorbé par la Banque de développement local (BDL), offre aux démunis, à ceux qui traversent une période de crise financière, de baisse de leurs revenus, de gager leurs objets les plus précieux: leurs bijoux. Contre du liquide, ils gagent souvent d'authentiques ouvrages d'art en or, parfois datant de plusieurs siècles. Pour autant, le prix offert par la BDL reste le même : 500 dinars le gramme. A l'agence de la rue Ben-M'hidi de la BDL, il n'y a pas beaucoup de monde. Une ou deux vieilles dames venues gager leurs bijoux, pour quelques milliers de dinars qui seront vite dépensés. Dehors, pourtant, l'ambiance est autre, irréelle : tout un monde constitué de jeunes, de rabatteurs, de femmes et de jeunes filles parfois qui tentent d'alpaguer les potentiels clients de la BDL, pour leur racheter leur or. Au prix de l'or «cassé» (c'est-à-dire déjà travaillé et à 18 carats), ces collecteurs proposent jusqu'à 2 000 DA le gramme, loin des 500 DA de la BDL. La tentation est grande de vendre «sur pied», dans la rue, pour beaucoup de ceux qui ont un besoin urgent d'argent liquide. «Le besoin de négocier s'estompe vite devant les arguments des collecteurs d'or», estime un passant qui regarde avec curiosité le ballet de ces femmes et hommes qui tentent de s'arracher un client venu déposer ses bijoux à la BDL. «Souvent, ceux qui achètent, au noir, l'or cassé près du Crédit Municipal le revendent ensuite aux artisans bijoutiers, qui, à leur tour le recyclent et l'utilisent comme matière première brute», indique Abdelkrim, un artisan bijoutier qui a appris son métier à Sidi M'hamed- Chérif, à la Casbah d'Alger. A la rue Ben-Midi, tout comme à l'ex-rue Rovigo, c'est en fait un vrai marché clandestin de l'or qui vit de milliers de transactions brassant des centaines de millions de dinars par an. Installée tout près de l'agence BDL de la rue Ben-M'hidi, Aïcha est vendeuse au noir de bijoux. «Mes prix sont de 2 600 DA/g pour les ouvrages avec un poinçon des services de la garantie, et seulement 1 800 DA/g pour les bijoux sans poinçon», affirme t-elle. Histoire de taxes Et, si les acheteurs n'affluent pas, ils existent pourtant, et font marcher ce formidable marché clandestin de l'or. Tout près de là, dans un des grands magasins rutilants de cette artère commerçante qu'est la rue Larbi-Ben M'hidi, les ouvrages d'or, une chevalière, un pendentif, ou même un collier serti de pierres semi-précieuses comme l'améthyste, sont proposés à partir de 4 000 DA le gramme de 18 carats. «Le marché de l'or brasse beaucoup d'argent, mais ceux qui le travaillent ne gagnent pas beaucoup», affirme Abdelkrim selon lequel «les artisans bijoutiers paient beaucoup de taxes, notamment les droits de garantie (40 DA/g) pour l'or de 18 carats poinçonné, la taxe sur le bénéfice, sur le chiffre d'affaires etc.». Il poursuit : «Par contre, les bijoutiers, qui prélèvent le plus grand bénéfice, ne paient que peu de taxes par rapport aux artisans.» «C'est pour éviter de payer des taxes lourdes, alors que le marché est en crise, que beaucoup d'artisans bijoutiers préfèrent ne pas poinçonner leurs ouvrages et les céder à des prix attractifs aux revendeurs qui hantent les ruelles de la basse Casbah», souligne encore Abdelkrim. L'agence Agenor de la rue Ben- M'hidi, à quelques encablures de l'ex-Crédit Municipal, vend désormais des ouvrages en or et en argent. Mais, surtout, elle représente le seul organisme public officiel où peuvent s'approvisionner les artisans bijoutier en or fin, c'est-à-dire un lingot d'un kilogramme de 22 carats qui, ajouté au cuivre (selon un dosage par poids) donne les 18 carats. «Nous vendons le lingot d'or fin à 3 170 000 dinars, c'est-à-dire à 3 170 dinars le gramme'», indique un agent commercial d'Agenor. Mais, l'Agence algérienne de l'or, pour réguler le marché local, vend également des bijoux en or et en argent. Les prix de l'agence sont concurrentiels autant des bijoutiers que des grandes tendances du marché au noir: 2 800 dinars pour les ouvrages en or de 18 carats avec poinçon des services de la garantie. Agenor rachète également, tout comme les collecteurs de la rue Ben-M'hidi ou des ruelles de la Basse Casbah, l'or cassé à 1 700 dinars, beaucoup plus que la BDL, mais sur le même registre que le marché informel. Quand la matière première vient à manquer... La production aurifère de l'Algérie a atteint plus d'une tonne en 2009, dont la 20 % sont destinés au marché local et le reste exporté par l'Entreprise nationale de l'or (ENOR) qui a réalisé des recettes de 36 millions de dollars. «La matière première manque, c'est pour cette raison que les artisans bijoutiers se rabattent sur l'or cassé pour faire tourner leurs ateliers, d'autant que l'or fin 22 carats est cher», souligne de son côté Rabah, qui tenait un atelier à Bab Jdid, sur les hauteurs de la Casbah. Et, comme tout produit rare, l'or est très convoité, et est à la source d'un vaste marché informel qui brasse annuellement des centaines de millions de dinars, mais fait travailler, selon les services de la Direction générale des impôts (DGI) et l'association des bijoutiers plus de 10 000 personnes directement à travers le territoire national. Et la plus grande concentration de bijoutiers n'est plus à Alger, mais dans des villes comme Tlemcen, Constantine, Annaba ou Skikda. Le règne des «Délalate» Pour autant, les «Délalate» de la rue Ben-M'hidi, de la Basse Casbah, ou celles du Carrefour des Annassers, près de l'autre ancien «Mont de Piété» d'Alger, continueront à vendre des bijoux, le plus souvent accrochés à leurs doigts, ou bien mis en évidence sur leurs bras qu'elles tendent aux potentiels acquéreurs. Mais, ces sortes de vendeuses professionnelles des rues ne sont que les maillons d'une très longue chaîne d'intermédiaires qui font tourner le marché informel de l'or. Et, à défaut d'avoir une belle vitrine dans les avenues cossues d'Alger, un petit banc, un tabouret, et même une marche d'un magasin au coin d'une sordide ruelle fait l'affaire, et procure chaque jour quelques milliers de DA de bénéfices. Quant à ceux qui s'adressent à l'agence BDL de la rue Ben-M'hidi pour gager leurs bijoux, le choix est cruel : quelques centaines de dinars appelés à fondre comme neige au soleil contre des bijoux que l'on a soigneusement conservés et aimés de génération en génération. «L'or, assurément, a encore de beaux jours en Algérie comme une valeur refuge sûre et pérenne, mais surtout comme une immense source de revenus dont presque la moitié est aspirée par le marché informel», estime Yazid, fils et petit fils de bijoutiers.