L'ampleur de la crise dépasse les pronostics les plus pessimistes Hébété (étymologiquement : qui a perdu son acuité), désarçonné (tombé de cheval), stupéfait (paralysé), ébranlé (tremblant), estomaqué (irrité de l'estomac) : le déploiement de la crise actuelle laisse le chroniqueur «de Paris» tout pantois (toujours étymologiquement : oppressé par les cauchemars). Ce qui caractérise les chroniqueurs, éditorialistes et autres fins analystes, c'est qu'ils font mine de ne jamais être surpris par les bouleversements de l'actualité. La preuve ? Ils commentent, toujours et toujours, l'évènement quelle qu'en soit la nouveauté ou l'étrangeté. Et le « chroniqueur de Paris» fait bien partie de cette curieuse espèce journalistique. Vertige des chiffres Attention ! Le même depuis sept ans avait accablé les pauvres lecteurs du Quotidien (ceux qui avaient eu le courage de prêter quelque attention à ses élucubrations), des pires prophéties sur les dangers d'une économie hyper-libéralisée et globalisée : disjonction de plus en plus grande entre l'économie réelle et l'économie virtuelle, crises cycliques de plus en plus rapprochées, appauvrissement des couches populaires et des classes moyennes au bénéfice des 1% les plus riches, mouvements spéculatifs qui appauvrissent des continents entiers, déstabilisation écologique et géopolitique de la planète, l'avidité érigée comme vertu suprême... Le ton catastrophiste sied bien au chroniqueur qui parie toujours que le pire peut toujours arriver. Et quand par malheur cela se produit, le chroniqueur peut même en ressentir une «schadenfreude», une joie mauvaise, comme disent les Allemands : «Je vous l'avais bien dit !». Mais le pire n'est jamais sûr. En novembre, le chroniqueur de Paris faisait référence à quelques prévisionnistes isolés du marché qui chiffraient la perte sèche de la crise à une année du PIB mondial. Tout en relayant ces rumeurs alarmistes, le même était persuadé que l'hypothèse était hautement improbable. Mais, bon ! Il faut bien émoustiller le lecteur... Hélas ! Hélas ! Hélas ! La Banque Asiatique de Développement vient de confirmer le même pronostic funeste : la crise actuelle va coûter tout ce que produisent, consomment ou épargnent en une année les 7 milliards d'individus qui peuplent notre planète ! Vertige des chiffres. Partout où se porte le regard, ce n'est que désolation, quand on tend l'oreille, ce ne sont que gémissements. Car les Etats, comme les entreprises ou les simples quidams que nous sommes, sont pleinement désemparés. La préparation du G 20, qui se tiendra à Londres le 2 avril prochain, est symptomatique des hésitations en cours. Comment combattre la crise ? Comment initier l'esquisse d'un début de relance ? Même des taux d'intérêt extrêmement bas ne parviennent pas à stimuler l'emprunt. Baisser les monnaies pour favoriser les exportations peut se révéler un exercice dangereux (tout le monde peut en faire autant) et illusoire : la crise étant mondiale, aucun pays n'est acheteur si ce n'est de ressources vitales comme l'énergie ou la nourriture. Seule, une politique essentiellement budgétaire s'impose. Il faut à tout prix, sur fonds d'Etat, alimenter en liquidités le marché afin que celui-ci ne s'écroule pas, quitte à rompre et pour longtemps avec le tabou, pourtant si cher à nos économistes libéraux, de l'équilibre budgétaire. Pourtant d'emblée, même sur ce sujet qui fait aujourd'hui consensus, Américains et Européens sont partagés non pas sur la nécessité du déficit budgétaire mais sur son montant. La relance américaine actuelle équivaut à une injection de liquidités équivalant à 4,5% du PIB. Les Européens rechignent à aller au-delà de 2,5%, rigueur budgétaire oblige. Mais bon nombre d'analystes s'accordent à penser que dans les deux cas, ces «investissements» s'avéreront rapidement insuffisants et annoncent déjà la nécessité impérieuse de «seconds plans de relance», au plus tard en début d'année prochaine. Mais cela sera-t-il même suffisant ? Pour les économistes du FMI, le salut se trouve dans des mesures «rapides, massives, durables, diversifiées, prévoyantes, collectives et solides». Fichtre ! Mais on n'en saura pas plus pour le détail des dites mesures. Saint FMI, priez pour nous ! Pendant la crise, les bonus flambent On a bien ri, jaune. AIG, le 1er assureur américain, avait été sauvé in extremis d'une faillite assurée par le versement de 170 milliards de dollars alloués par l'Etat américain. Les contribuables du même pays ont appris avec une certaine émotion que la direction de ce groupe, qui a fait perdre 99 milliards à AIG pour la seule année 2008, s'était généreusement attribué 165 millions de dollars de primes et bonus divers. Ce niveau de cupidité incompétente dépasse la simple notion de cynisme béat, mais tient soit du vice pur, soit de la connerie en barre (je prie d'en excuser les lecteurs mais il n'y a pas d'autre mot qui vienne à l'esprit), soit des deux. On imagine en effet, à l'annonce de cette nouvelle, les hurlements étranglés de rage de millions d'Américains qui viennent de perdre leur boulot, et donc leur système de protection sociale, qui ont dû revendre à bas prix leurs maisons et qui savent que leur retraite a été perdue dans les spéculations hasardeuses des fonds de pension. L'expression «Pendons les banquiers par les pieds !» trouve à nouveau toute son acuité. En France, une banque importante ne manquait pas depuis octobre dernier de se rengorger. La Société Générale, dont le slogan est «On est là pour vous aider», avait su intelligemment éviter les charmes vénéneux des dangers spéculatifs et sortait indemne de la crise, contrairement à nombre d'établissements financiers de l'Hexagone. Les services de communication de la dite banque ne manquèrent pas de signaler cette vertu rare et les clients affluaient. Dans un moment d'euphorie, la Société Générale choisit même, plutôt que de renforcer ses fonds propres, d'augmenter de 34% le dividende de ses actionnaires : on ne compte pas quand on est heureux, et chanceux. Las ! Les comptes rendus publics d'AIG montrent que la même Société Générale a heureusement bénéficié d'un versement de 11,9 milliards de dollars de l'assureur nouvellement nationalisé. Merci, Obama ! Les contribuables américains ont fait le bonheur des gros actionnaires de la Société Générale. «On est là pour vous aider» ! Crise morale L'économie n'est pas une science exacte et tient plus de la psychologie que de modèles mathématiques. La dimension morale y est très rarement présente et cette vérité saute aux yeux des populations en cas de crise grave. Tout ce qui était toléré jusque-là devient intolérable. Et l'agacement se transforme rapidement en haine. Les contribuables américains ou français, qui savent bien qu'à la fin c'est eux qui combleront par leurs impôts les déficits budgétaires, ne supportent littéralement plus ces banquiers faillis qui se gobergent avec l'argent de l'Etat qui les a sauvés ou ces industriels qui annoncent des plans de licenciements de «précaution», tout en annonçant des bénéfices records. C'est notamment le cas de Total en France, où le groupe pétrolier a claironné ses 14 milliards d'euros de bénéfices et annoncé quelques jours plus tard la fermeture d'une usine et la suppression de 550 emplois. La plupart de nos dirigeants économiques ne sont pas seulement immoraux, ils ne savent plus ce que le mot morale signifie. Aujourd'hui se déroule, partout en France, de très nombreuses et imposantes manifestations, à l'appel de l'ensemble des organisations syndicales, pour la seconde fois unanimes. On saura ce soir si les cortèges dépasseront en nombre ceux du 29 janvier dernier, où l'on comptait 2 millions à 2 millions et demi de manifestants. Les syndicalistes ont reçu, pour renforcer leur mobilisation, l'apport inattendu de notre vibrionnaire Président. Nicolas Sarkozy, deux jours avant l'appel à la grève nationale, a en effet trouvé judicieux de réaffirmer avec force son système dit du «bouclier fiscal». Qui bénéficie de cette utile protection ? Les grandes fortunes. Le candidat Sarkozy avait en effet promis que l'impôt ne pourrait dépasser les 50% du revenu des ménages les plus riches, CSG (contribution sociale) comprise. Bref ! Quelques milliers de personnes déjà en situation plus que confortable. Le partage des sacrifices en période de crise ? Nein. Danke. De quoi réjouir les 90.000 nouveaux chômeurs enregistrés le mois dernier et détendre les classes moyennes, les plus gros contributeurs à l'impôt. Les services du fisc français ont d'ailleurs signalé la multiplication des incidents ou des impossibilités de paiement chez les cadres jusqu'alors «bons payeurs». Mais comme le rappelait un vieil escroc, «il est inutile de plumer le pigeon au-delà de ce qu'il peut casquer». Otan en emporte le vent Notre très colérique président a pris une autre décision (qui provoque également des remous jusque dans les rangs de la majorité) : le retour de la France dans le Commandement intégré de l'Otan. Le choix opéré en 1966 par le Général De Gaulle faisait depuis longtemps consensus à gauche comme à droite. La France, alliée fidèle, ne souhaitait pas placer ses troupes sous commandement américain. Comme le vent d'ouest souffle très fort sur la tête de Nicolas Sarkozy, l'omniprésident a décidé tout seul, sans débat ni vote parlementaire. Pour quelle contrepartie ? Aucune.