Oubliés l'ennemi sioniste et les conflits au Moyen-Orient, la crise nucléaire iranienne, l'occupation américaine et ses guerres en Irak et en Afghanistan, passées à la trappe les questions du réchauffement climatique, de la lutte contre la pauvreté, des crises multidimensionnelles et des malheurs de toutes natures qui secouent le monde : le monde arabe, lui, avait n'avait d'yeux que pour la bataille du Caire. Terrible affront fait aux Algériens, gouvernement et peuple, avec ce qu'a subi leur équipe dans ce qui est censé être un pays frère, que pourtant l'histoire, la langue, la religion et des relations économiques des plus étroites réservaient, encore quelques jours à peine auparavant, à une entente parfaite ! La bataille de Khartoum a permis aux joueurs de prendre leur revanche sur un terrain neutre et aux couleurs nationales de laver l'affront. Mais du côté égyptien, pas la peine d'être un analyste averti pour le déduire : la blessure ne sera jamais refermée ! Hosni Moubarak a rappelé son ambassadeur d'Alger, réunit l'essentiel de son cabinet, ministre de la Guerre compris, pour étudier ces questions d'ordre prioritaire qui relèvent de la haute dignité nationale, d'agression de ses concitoyens en terre soudanaise par des «mercenaires» algériens, d'insécurité de ses expatriés en Algérie, de destructions de leurs biens et d'atteinte à leurs intérêts. Ses Affaires étrangères, qui avaient auparavant convoqué par deux fois l'ambassadeur algérien, le disent en colère. L'Algérie, jusqu'à la rédaction de ces lignes, signifiait lors d'une seconde convocation de l'ambassadeur égyptien son incompréhension quant aux réactions officielles égyptiennes jugées démesurées. Alors que le Soudan ne manquait pas, quant à lui, de convoquer l'ambassadeur égyptien pour lui faire part de son désappointement quant aux «mensonges» inventés de toutes pièces par la presse du pays de ce dernier, sur des agressions à l'arme blanche. Passées les chansons haineuses par lesquelles se sont affrontés, dans le traditionnel hooliganisme propre à cet art particulier, des rappeurs des deux pays, la guerre cybernétique que se sont livrés, en bons pirates, les hackers des deux capitales, les déclarations et commentaires portés par un vocable des plus durs par presse interposée, l'intervention sans réserve et sans retenue des hommes, femmes et dirigeants politiques des deux nations, la fatwa du cheikh égyptien El Karadaoui et président, entre autres, d'un autoproclamé Conseil européen de la fatwa, propagée sur la très médiatique chaîne arabe Al Jazeera, le soutien à l'équipe algérienne du très glorieux et tout autant algérien, d'origine du moins, dieu immortel du foot, Zinedine Zidane... Passées toutes ces folies, on aura, quand bien même est-il vrai, à force de rejeter l'opprobre sur l'autre oublié qui avait commencé l'escalade, ce qui s'est réellement passé ici ou là-bas. Si bien qu'on ne se souciera plus de la vraie et terrible nouvelle d'accession annoncée à la présidence de l'Egypte de Moubarak fils, on oubliera même son rôle dans cette violence. Tout comme on fera fi d'ignorer, si vie et santé lui sont prêtées par Allah, s'il vient à l'esprit de Bouteflika, sous l'insistance de la famille révolutionnaire et des soeurs et frères de lutte, de briguer un quatrième mandat pour achever les grandes réalisations de celui en cours ou, à défaut, de propulser son frère à la tête du pays. Si vite qu'il sera effacé de nos mémoires cet autre ordre de mobiliser au besoin les avions militaires de transport de troupes pour acheminer nos supporteurs sur Oumdurman, si bien qu'à l'été, venant ou revenant au pays, on oubliera, tout aussi bien, lorsqu'on se trouvera coincé dans les différents aéroports algériens, cet autre magnifique exploit de record de ballets d'avion en 48 heures chrono qu'a pu réaliser la compagnie d'aviation nationale. Puis, quand les IDE nous bouderont encore et encore, on dira que, par Allah et le «nif», de toute façon, ils nous ont toujours boudés, puisque d'ailleurs tout souvenir du redressement à coup de centaines de millions de dollars asséné malencontreusement entre les deux batailles du Caire et de Khartoum à l'entreprise à capitaux égyptiens Djezzy, sera entièrement effacé de nos mémoires en même temps que la chute de la bourse cairote qui l'a suivi. Le mal est fait mais on l'oubliera. On oubliera tout, mais on se souviendra d'une chose qu'on tâchera de dire à nos enfants : «les Egyptiens n'aiment pas les Algériens », tout comme les Egyptiens répéteront que «les Algériens n'aiment pas les Egyptiens» lorsque, des décennies plus tard, ils nous poseront la question pourquoi les matches entre l'Algérie et l'Egypte ne se jouent pas dans les deux pays respectifs. Algérien d'origine et de nationalité, je le suis encore de coeur lors des matches que dispute la jeune et radieuse sélection de Saâdane, qui, comme tous, me rappelle l'inoubliable équipe du Mondial 1982 qui nous avait, ce temps-là, portés aux anges ! De tout coeur, sans faute et sans faille, comme à douze ans je courais dans les rues avec un drapeau cousu par ma mère scandant à tue-tête l'immortel hymne trilinguiste «One Two Three, Viva l'Algérie !» dans l'explosion nationale de joie qui a suivi «notre» victoire sur l'Allemagne. De tout coeur parce qu'après quinze années d'une des guerres les plus terribles qui a assombri le ciel de notre pays et a terriblement changé nos vies, elle fait fuir de nombreux vers des cieux plus cléments. On ne pouvait espérer que voir «les nôtres» se rassembler, communier et s'aimer autour d'une fête nationale qu'aucune politique, même la plus clémente et la plus généreuse, n'a su insuffler avec autant d'ardeur ! De tout coeur car la frayeur de l'attaque du bus qui transportait «nos mômes» ne pouvait nous laisser indifférents, ni contenir notre émotion. De tout coeur... Mais ce coeur si subjectif dans l'amour des siens, de cette terre qui lui a donné vie, la fait marcher et grandir et, bien plus que des valeurs, a gravé dans ses sens les plus profonds d'ineffaçables souvenirs, ne devait et ne doit pas s'exprimer là où seule la conscience, au sens moral du terme, devait et doit prendre le dessus sur l'inconsciente et folle escalade à laquelle indistinctement, peuples, élites et gouvernements se sont mêlés corps et âme. De tout coeur, car, comme j'avais traité de tous les noms les Egyptiens lors du match du Caire, j'ai soufflé, égoïstement, un grand «ouf !» à la fin du match au Soudan. De tout coeur car, suivant de près les événements, j'ai soufflé un autre grand «ouf !» lorsque les supporters sont rentrés et que cette guerre, finalement, en ce mois dit Haram et sacré du Hadj, cet autre événement occulté, Dieu merci, n'avait pas fait de victimes. Le même soir, la France disputait le match retour de sa rencontre barrage avec l'Irlande. Je n'imaginais pas cette Coupe du monde sans l'équipe de mon pays d'accueil et c'est aussi de tout coeur que je l'ai supporté, malgré ses manques flagrants. De tout coeur, sans faute et sans faille, le même que Zidane, lors de la coupe de 1998, avait fait vibrer et scellé aux Bleus et, sans le moindre complexe, au drapeau tricolore de la patrie de mes enfants. De tout coeur jusqu'à la désormais célèbre main de Thierry Henri qui a brisé un pacte que je croyais, depuis plus d'une décennie, scellé à vie. Mais plus que tout, c'est la dignité sidérante de la réaction de l'équipe irlandaise, de son entraîneur Trapattoni, mécontent mais tout sourire félicitant Domenech au sifflet final, de ses joueurs qui serrent la main de leurs adversaires en fin de match, de Richard Dunne assis calmement à côté de Thierry sur la pelouse pour l'entendre avouer que, oui, il avait bel et bien touché cette balle de la main, de cet inconditionnel mais ô combien exemplaire public irlandais criant au scandale mais quittant le Stade de France, puis sa capitale dans le clame, sans le moindre incident, qui plus que le match, durant lequel ils étaient indiscutablement meilleurs, forge par la marque de l'extraordinaire supériorité irlandaise lors de cette rencontre. Pour autant, passés la timide filouterie des journalistes de TF1, le soulagement malaisé et la joie peu convaincante à l'usage de la vindicte journalistique de Domenech, la France resta digne face à la tricherie qui la voit propulsée en Afrique du Sud. Aucune explosion de joie pour une victoire qu'on avoue collectivement non méritée et après Lizarasu qui en donna le ton, pour l'essentiel, journalistes puis politiques signifièrent leur indignation dans les tribunes de la presse et sur les ondes des grands médias poussant le capitaine français, héros la veille, coupable dès l'instant de la triche, à déclarer que «rejouer le match France-Irlande serait la solution la plus équitable». L'auto-indignation française, motivée par la morale impartiale et invariable et au nom de valeurs à l'échelle non négociable, est, on ne peut l'ignorer, modérée et contenue par les textes stricts de la FIFA, qui, quoi qu'il en ait été, ne peut invalider a posteriori une décision du juge du terrain, quelle qu'elle soit, entérinant aussi bien le but que la victoire française. Inutile d'oser suggérer dans la logique de ces manifestations de grande âme que, pour pallier l'impossibilité réglementaire du recours pour cause d'honneur, l'équipe française pourrait, avant le tirage au sort du 4 décembre, se désister officiellement de sa présence en Afrique du Sud en faveur de sa consoeur irlandaise, acculant de fait la FIFA, pour raison de respect des quotas des groupes, à accepter cette justice si réclamée en France comme d'ailleurs en Irlande. Inutile, car loin des guéguerres populistes de rigueur dans les pays du Sud, les chefs des gouvernements respectifs des deux pays européens se sont déjà expliqués, à travers une minicrise diplomatique, lorsque l'Irlandais Brian Cowen a souhaité que le match soit rejoué et que son homologue français, François Fillon, l'a rappelé à l'éthique qui veut que «les gouvernements ne doivent pas s'immiscer dans le fonctionnement de la Fédération internationale de football». Plus que les grigris qui relèvent des secrets du vaudou qui font la science des sorciers et sont, dans l'Afrique subsaharienne, partie intégrante du rituel des compétitions, les effets tant analgésiques qu'euphoriques du football l'élèvent à la sphère de la magie que veulent avoir de leur côté, en période de marasme plus que tout, les gouvernements quels qu'ils soient. Contemporain des guerres d'opium qui avaient marqué, tout au long du dix-neuvième siècle, les rapports conflictuels des nations occidentales avec la Chine, Karl Marx s'en était peut-être inspiré pour déclarer la religion opium du peuple. Il était déjà mort lorsque le premier championnat eut lieu en Angleterre à la fin du même siècle : que dirait-il aujourd'hui lorsqu'il verra l'effet qu'a ce jeu sur les masses ? Et que dira Machiavel qui, au quinzième siècle, considérait qu'il pouvait être utile de se servir de la religion comme instrument s'il avait devant lui ces gigantesques temples de nos jours que sont les stades ? Un demi-millénaire après ses préceptes, Berlusconi, lui, a compris cet enjeu. «Il Cavaliere» instrumentalise le Milan AC, club dont il est propriétaire, non seulement comme vecteur de propagande mais aussi de manière plus originale comme métaphore d'une philosophie politique et comme modèle d'organisation à une structure politique», analysait, dans un article intitulé «Berlusconi entre sur le terrain »: football et politique italienne en 1994», Stéphane Mourlane, maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université d'Aix-Marseille 1. Par ses effets magiques ou contre-effets maléfiques, par la morale, le fair-play qu'il inspire en nous ou, a contrario, la crise morale et le subjectivisme qu'il occasionne, le football a plus que jamais acquis une place capitale dans nos comportements sociétaux, qu'il serait dangereux que scientifiques et intellectuels le laissent à la merci de quelconques supporteurs et meneurs chauvins ou de probables financiers et dirigeants sans scrupule. *Algérien résident en France