«Le caméléon albinos. Mémoire d'un colonisé» de Brahim Senouci éditions «Mille - Feuilles» Une mère, celle de l'auteur, à laquelle les soudards du contingent avaient arraché le mari et un frère, qui transcende sa meurtrissure et son chagrin pour une grandeur d âme et une lucidité insoupçonnée pour dire que la race de ses bourreaux n'était pas toute aussi mauvaise et cruelle, un jeune Français qui débarque à Alger immédiatement après l'indépendance et qui, époustouflé par le sens de discernement des Algériens et leur prodigieuse sollicitude, ne jurait que de revenir dans ce pays et auprès de ce peuple pourtant à ce point décrié et tellement vilipendé. Brahim Senouci a ainsi toutes les raisons de croire que les Algériens ne doivent plus se figurer dans l'image enlaidie que l on a fait d'eux, mais se regarder en se délivrant des tares dont les ont copieusement obérés ceux d'un ordre «civilisé «qui les ont asservis, dépouillés rabaissés et massacrés au nom de la civilisation. Ce livre flamboyant et qui a été traité entre autres dans la rubrique littéraire du «Monde Diplomatique «est d'abord une réponse brillante, pertinente et cinglante, à la tentative du gouvernement français de glorifier la colonisation en en consacrant par une loi les prétendus «effets positifs». Mais encore, il dit son désabusement de se rendre à cette pénible évidence qu'une grande partie de ce bon peuple de France n'a pas cru devoir réagir, laissant ainsi perdurer le mythe des «peuplades barbares» que la France devait tout bonnement éduquer et élever au niveau de l'humanité. «Nous avons des droits sur les races inférieures ! «tonnait Jules Ferry, pour justifier si ignoblement la politique de conquête. Et, comme pour conforter le très sublime «kayene ou kayene «de la splendide mère Senouci, G. Clémenceau rabat et rétorque que des savants allemands travaillaient aussi à démontrer que la France allait être vaincue dans la guerre parce que le Français était d'une race inférieure à l'Allemand ! Il ajouta qu'il s'agissait, en Algérie comme ailleurs, d'une proclamation de la puissance de la force contre le droit. De l'aveu même de ses concepteurs et de ses exécuteurs, la doctrine coloniale consistait à détruire et à exterminer ; On s'occupa à vider les silos car ruiner les Algériens était un des moyens privilégiés de réduire leur résistance et de les vaincre. Presque tous les généraux de l'expédition s'entendaient sur l'ordre d'affamer la population indigène par tous les moyens. Bugeaud, cité par Pierre Montagnon («Histoire de l'Algérie des origines à nos jours»), ordonnait d'empêcher les Algériens de semer, de récolter, de pâture ; Saint - Arnaud se targuait de piller de dévaster, de couper les arbres «Le pays, entouré d'un horizon de flammes et de fumée me rappelle un petit Palatinat en miniature «En mars 1844, le maréchal Forey dit avoir consciencieusement rempli sa mission «en ne laissant pas seulement un village debout, pas un arbre, pas un champ». Montagnac, Saint - Arnaud, Cavaignac, Pélissier, Lamoricière, Rovigo n'évoquent rien qu'une sinistre suite d' exterminations faite de massacres, viols, enfumades et autres exécutions sommaires sans distinction d'âge ni de sexe. «Qui veut la fin ne regarde pas les moyens, quoiqu'en disent les philanthropes : tuer tous les hommes jusqu'à l âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et tous les enfants et en charger les bâtiments pour les envoyer aux îles Marquises et ailleurs. En un mot, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens» (lieutenant colonel De Montagnac, in «Lettres d' un soldat», cité par M.Ouali Yacine (1). S'ensuivront les massacres par dizaines de milliers qu'avait charriés la répression des révoltes et des insurrections, depuis la lutte de l'Emir jusqu'à la guerre de libération en passant par mai 1945, qui fourniront aux épigones des généraux de l'expédition autant d'occasions de rééditer les pogroms de leurs modèles. C'était l'heure des Achiary, Duval, Fabre (1945) et des généraux Martin, Bigeard, Massu, Aussaresses (1954-1962), ces «mauvais élèves «de Dien-Bien - Phu, qui allaient s'épancher sur les Algériens de leur débâcle indochinoise, par le meurtre et par la torture. La doctrine coloniale s'illustrera aussi concrètement par la réduction des Algériens à l'ignorance au moyen de la quasi-institutionnalisation de l'analphabétisme : en 1954, à la veille du déclenchement de lutte armée, seulement 19 enfants algériens sur cent étaient scolarisés. Pourtant ce peuple qu'on «civilisait «était, en 1830, instruit et cultivé : la commission d'enquête parlementaire rend compte en 1833 : «La plupart des vainqueurs avaient moins d'instruction que les vaincus» et Tocqueville soutenait qu' il fallait donner des livres à «ce peuple curieux et intelligent. Ils savent tous lire. Et ils ont cette finesse et cette aptitude à comprendre qui les rend si supérieurs à nos paysans de France» Excusez du peu ! La seule supériorité du colonialiste, c'était son artillerie. C' est cette imposture, cet entêtement à faire bon marché d'une histoire faite de crimes déchaînés, de dévastations, de spoliations et de dépersonnalisation qui ont si révolté Brahim Senouci. Naturellement, le rapport à la France de ce fils de chahid et descendant en droite ligne d'un lieutenant de l'émir Abdelkader, est passablement complexe et compliqué. Il y a fait ses études et il y travaille comme enseignant. Nourri et féru de littérature française et des Lumières, il n'a cultivé, comme sa famille et bien d'autres de sa génération, aucun ressentiment ni nulle haine à l'endroit des Français, malgré la force de la violence qui lui a ravi le père. Dignité, clémence, croyance au «méktoub», fatalisme ou amnésie ? Voire. Les fonds culturels dans lesquels sa génération s'est immergée étaient français. «Un héritage subi, mais intégré» Et puis et aussi le manque de déférence pour notre propre culture ravalée qu'elle a été par la tyrannie de l'exaltation, l'emballement jusqu'à l'idéalisation et jusqu'au délire des «tâches d'édification nationale» et des vitupérations contre l impérialisme. L'ouvrage, qui avait déjà paru aux éditions L'harmattan, se décline en récit d'une partie de la vie de l'auteur et en réflexion qui ne laisse place à aucune concession sur la responsabilité de la France ni sur son passé colonialiste ni sur sa périlleuse initiative de mise à feu des mémoires. Pas plus qu'il ne ménage le système algérien de pouvoir politique qui s'obstine à durer malgré la régression généralisée qui continue d'accabler notre pays et qui draine son lot de forts et larges ressentiments. Brahim Senouci que sa lucidité porte à l'optimisme s'accroche, on dira vaillamment, à l'espoir que les Algériens, peuple de partage et de générosité, société d'amitié et de fraternité, se reconnaîtront cette communauté de destin qui propulsera l'Algérie dans le progrès, la modernité et la prospérité. Le caméléon albinos, délectable oxymore qui figure l'Algérien irréductible est un livre que beaucoup devraient lire ; beaucoup d' Algériens, des Français aussi et, en particulier Sarkozy et Besson, comme le suggérait si joliment «L' Humanité» dans je ne sais plus laquelle de ses éditions. (1): Le lion et le chasseur, éd. Mille Feuilles