Il y avait bien longtemps, c'est-à-dire plusieurs mois, ce qui est beaucoup pour un journaliste, que je n'avais assisté à une conférence sur les relations euro-méditerranéennes. C'est chose faite depuis la semaine dernière après deux jours passés à Marseille pour assister au Forum éponyme (organisé notamment par le think-tank euro-arabe Capmena qui a eu la bonne idée d'élargir les débats aux pays du Golfe). L'occasion m'a été donnée de vérifier si les choses avaient changé sous le ciel des rencontres entre gens d'affaires des deux rives de la Méditerranée à l'aune des bouleversements que l'on sait. Commençons d'ailleurs par cela. Banquiers, consultants, chefs d'entreprises, ministres ou parlementaires avaient tous le « Printemps arabe » à la bouche. C'est devenu une réalité incontournable qui structure les discours et les raisonnements y compris lorsqu'il s'agit de gens de la péninsule arabique venus vanter « the vision éclairée » de leurs monarques respectifs. L'aspiration au changement démocratique que ressentent les peuples du sud et de l'est de la Méditerranée n'est plus un tabou, c'est même devenu un élément de langage. En l'évoquant, aucun intervenant n'a usé des habituelles précautions oratoires dues à la peur d'éprouver quelques ennuis lors du retour au pays (signalons au passage qu'il n'y avait pas de Syriens présents à Marseille ). Le discours a donc changé, du moins en partie. Il suffit que je m'en retourne à mes notes prises durant l'année 2010, y compris en décembre de cette même année, pour le vérifier. De quoi nous parlait-on alors ? Surtout, de quoi ne nous parlait-on pas ? La démocratie, le « droit des peuples à tous les droits » à commencer par celui du droit à la dignité et sans oublier les autres (liberté, propriété, liberté d'expression, santé, éducation, ) tout cela était interdit de cité. Les enjeux étaient présentés autrement : d'abord, expliquait-on avec une belle hypocrisie, il fallait faire confiance à l'économie. C'est elle qui, permettant l'émergence de classes moyennes, devait permettre à terme (plutôt long que court) l'émergence de la démocratie. Ensuite, on nous martelait que les pays du Sud devaient s'engager dans toujours plus de réformes libérales afin d'attirer les investisseurs étrangers, indispensables créateurs d'emplois. Tout cela pour, but final, contenir la grande menace islamiste chère à Ben Ali et Moubarak. A Marseille, heureuse surprise, ce genre de discours n'a pas été tenu. Mieux, les interlocuteurs ont tous convenu de l'importance du défi social. Le propos a été clair : L'emploi, l'emploi et l'emploi afin de mieux aider la précieuse transition démocratique et empêcher toute régression. Les temps ont changé et la capacité d'adaptation des milieux d'affaires quels qu'ils soient, du nord comme du sud, est toujours aussi impressionnante... A les entendre parler du Printemps arabe, de ce qui s'est passé en Tunisie et en Egypte, ou ailleurs, on peut même avoir l'impression qu'ils en sont les géniteurs ou, tout du moins, qu'ils ont contribué de manière décisive à ce que chutent les régimes dictatoriaux Mais on continue tout de même de subir d'autres vieux discours. Voici un premier exemple en rappelant d'abord la situation mondiale. L'Europe, on le sait, est en pleine déconfiture, ses économies étant à la recherche désespérée de relais de croissance quand, au même moment, les pays émergents font des étincelles. C'est pourquoi il est toujours aussi surprenant, pour ne pas dire ahurissant, d'entendre des gens du sud et de l'est de la Méditerranée s'échiner à convaincre leurs homologues du nord que leurs pays sont la solution pour une Europe menacée par le déclin économique. « Prêtez-nous attention. Ne cherchez pas uniquement à nous vendre vos breloques. Venez investir chez nous dans la durée, créez des emplois, vous ne le regretterez pas, cela vous donnera une assise mondiale pour faire face à la Chine et aux Etats-Unis » répètent les premiers. «Ouais, ouais, faudrait voir. Faites encore plus d'efforts. On veut bien venir chez vous mais on veut être sûrs de ne pas avoir de mauvaises surprises. Mais en attendant, n'oubliez pas que nos produits sont bien meilleurs que ceux des Chinois » chicanent les seconds en oubliant que leur pantalon élimé menace de laisser leur arrière-train à l'air libre... Etrange situation où le poids du rapport de force en vigueur au cours des deux siècles derniers continue encore à peser. Il est pourtant une règle que les pays du Sud devraient méditer : on ne fait jamais le bonheur de quelqu'un, d'un pays ou d'un continent, contre son gré. Si l'Europe continue de faire la mijaurée, si elle continue à croire que les termes de l'échange ne doivent reposer que sur le commerce et le statu quo, alors il y a urgence pour que les pays du Sud commencent à regarder ailleurs à commencer par une meilleure intégration régionale. N'ayez crainte, je ne vais pas aborder de nouveau la question de ce désespérant non-Maghreb qui « n'en finit pas de ne pas se faire » pour reprendre une expression entendue dans le Palais de l'ancienne Bourse de Marseille. Pourtant, une partie de la solution est bien là, n'en déplaise aux pouvoirs algérien et marocain qui sont persuadés que leurs pays peuvent s'en sortir seuls. Deuxième exemple de discours persistant. Nombreux sont ceux qui, du Nord comme (hélas) du Sud, continuent à expliquer que la solution, pour les pays du sud et de l'est de la Méditerranée, consiste à bien appliquer les bonnes vieilles recettes libérales. Moins d'Etat, moins d'impôts, moins de régulation Nombreux sont ceux qui persistent aussi à expliquer qu'hors les partenariats publics-privés (PPP), il n'y aura point d'emplois oubliant au passage de préciser que quand l'Etat et ses institutions de contrôle et de régulation sont faibles ou même inexistants (cas le plus répandu au sud de la Méditerranée), ces PPP équivalent, au mieux, à des privatisations bradées. La crise financière internationale, les dégâts mondiaux occasionnés par trois décennies de dérégulation inconsidérée, la faillite des potions monétaristes et des politiques basées sur l'incitation à l'endettement au détriment des salaires, tout cela oblige à penser d'autres solutions et à refuser de reproduire bêtement toutes celles qui ont mené à des impasses, dirigisme compris. Cela s'appelle la troisième voie, toujours difficile à trouver mais pas impossible à imaginer surtout quand l'urgence du moment le commande.