Le Tunisien Rached Ghannouchi, chef du parti islamiste Ennahda, ayant remporté dans son pays la victoire aux élections du 23 octobre, n'occupe aucune fonction officielle. Il n'en est pas moins l'homme fort du moment en Tunisie. Sans l'aval de qui rien d'important ne se fait ou se décide. Cette réalité tunisienne semble échapper à certains en Algérie qui font grief aux autorités du pays d'avoir non seulement reçu à Alger le chef islamiste tunisien, mais de l'avoir accueilli avec des égards protocolaires que ne justifient, à leurs yeux, ni son statut de président d'Ennahda, ni celui d'homme incontournable de la scène politique tunisienne. Les mêmes pourtant ont accablé ces autorités en les accusant de ne pas avoir été réactives aux changements en Libye et d'avoir ainsi tardé à prendre acte que d'autres acteurs étaient devenus le pouvoir réel dans ce pays. Il nous semble qu'en recevant Ghannouchi, le pouvoir algérien a fait preuve de réalisme et de pragmatisme. Que Ghannouchi soit un islamiste, les autorités algériennes n'ont pas à le bouder pour cette raison. Les relations de l'Algérie et de la Tunisie en auraient pâti, pour la raison qu'il n'appartient pas aux autorités algériennes de remettre en cause ce pour quoi la majorité populaire en Tunisie a opté librement et en toute démocratie. Il va falloir que l'on s'accommode en Algérie des réalités qui prévalent ou vont prévaloir dans les Etats voisins et ailleurs dans le monde arabe. Les Tunisiens estiment qu'Ennahda est soluble dans leur démocratie et ont de ce fait accepté que son président, Ghannouchi, joue inévitablement un rôle politique majeur dans le pays, investi ou pas d'une fonction étatique officielle. L'on comprend que les censeurs du pouvoir qui se sont manifestés à l'occasion de la visite de Ghannouchi et de l'accueil officiel qui lui a été réservé ne ressentent aucune sympathie pour l'homme et les idées qu'il représente. Ils n'ont pas tort de le soupçonner de travailler à réaliser en Tunisie un projet de société qu'ils ne partagent pas, combattent et s'opposent à ce qu'il en soit de même en Algérie. A l'aune de cette vision, ils auraient dû alors approuver la circonspection qu'on mise les autorités algériennes à reconnaître et avoir des contacts avec le Conseil national de transition libyen (CNT), peuplé d'islamistes aussi avoués et inquiétants que l'est le Tunisien Rached Ghannouchi. Un fait s'impose, celui que le «printemps arabe», trop vite porté au pinacle par les défenseurs de la démocratie, n'est pas en train de donner les fruits qu'ils en escomptaient. S'il est vrai en effet que ce «printemps arabe» a été l'œuvre à l'origine dans tous les pays où il s'est produit de jeunes modernistes, ce sont les islamistes, dont ceux d'Ennahda en Tunisie, qui sont en train d'en être les grands bénéficiaires. La question fondamentale pour les démocrates et modernistes algériens n'est pas d'éluder cette réalité, mais de se mobiliser et de s'organiser pour qu'elle ne se produise pas chez nous. A ce niveau de préoccupation, les récriminations contre l'attitude des autorités à l'égard de Ghannouchi sont d'une désarmante puérilité.