« Ceux qui ont commis cet assassinat ne sont pas des amateurs. C'est tout un appareil qui est derrière, avec une stratégie. Il s'agit bien d'un assassinat politique qui dépasse la personne de Chokri Belaïd. Il est la victime, mais la cible, ce n'est pas lui. La cible, c'est la Tunisie tout entière. Il faut s'attendre à des résultats très graves». C'est, dans Le Monde, le message crypté mais très inquiétant du Premier ministre tunisien, Hamadi Jebali. Qui accuse-t-il ? Personne ne le sait vraiment. Mais ce qui est certain est que les auteurs de l'assassinat de Chokri Belaïd - quels qu'ils soient - veulent pousser la Tunisie à une confrontation généralisée. La proposition d'un gouvernement de «technocrates» faite par Jebali n'a rien d'apolitique. Il s'agit pour Jebali de donner des garanties aux forces hostiles au mouvement Ennahda en dépossédant ce dernier de ministères névralgiques comme l'Intérieur ou les Affaires étrangères. Rejetée au début par Ennahda, l'idée commence à «s'imposer» à lui à la suite d'une multiplication des prises de positions allant des partis à l'organisation patronale en passant par l'Union générale des travailleurs tunisiens. Hamadi Jebali aura réussi le tour de force d'avoir des soutiens externes à une proposition qui déplaît à son parti. En outre, l'idée provoque des fissures au sein de la troïka qui gouverne le pays. Après la valse-hésitation du CPR (de Moncef Marzouki) qui a annoncé son retrait du gouvernement avant de revenir sur sa décision, le parti Ettakatol a décidé de «mettre à disposition du chef du gouvernement» tous les postes ministériels contrôlés par son parti. Résultat : Rached Ghannouchi a fait un pas dans la même direction en suggérant cependant un gouvernement de technocrates appuyé par des personnalités politiques. L'unanimité, quelque peu étrange, qui semble se faire - à quelques nuances près puisque certains à gauche estiment que Jebali a échoué et doit partir - contraint Ennahda à faire le dos rond et à accepter de lâcher du lest. Le parti islamiste qui s'est retrouvé sur la défensive, assailli par les accusations ne peut prendre le risque de paraître entraver une «solution» qui agrée tous les autres. Le ministre des Affaires étrangères, Rafik Abdessalem, gendre du leader d'Ennahda, souligne désormais que «ce n'est pas une fatalité pour Ennahda de rester au gouvernement». Rien donc ne s'oppose plus au «consensus» autour d'un gouvernement de «compétences nationales». Pour les adversaires d'Ennahda, cela a le mérite de consacrer son échec à gouverner le pays dans une phase de transition très délicate. Mais ils s'accommodent du fait que Hamadi Jebali reste à la tête du gouvernement. Ce dernier sauve peut-être sa place au gouvernement mais il risque de perdre ses appuis au sein du mouvement Ennahda. Ce bras de fer sur le «gouvernement de compétences» a en définitive offert un dérivatif à l'affrontement. Les Tunisiens parlent d'un gouvernement de «technocrates» en faisant beaucoup de politique. C'est mieux que d'en venir aux mains et aux armes. Il reste que les questions politiques ne disparaissent pas par l'opération d'un Saint-Esprit technocratique et on peut penser que les Tunisiens ne l'ignorent pas. Il reste néanmoins une Constitution à définir et cela n'est pas une affaire de pure technique juridique. La démocratie implique la coexistence d'idéologies diverses et de lignes contradictoires, la scène politique tunisienne en formation a les capacités d'intégrer ces réalités.