Remonter le temps et les années inoubliables du passé mémoriel de la région du Chelif et de sa capitale, c'est revivre les doux instants du mois de Ramadhan, de cette lointaine époque, chargée de vieux souvenirs, vécus parmi les siens. Faire le parallèle entre le présent et le passé de ces deux époques distinctes qui figurent dans le calendrier des témoignages des conditions de subsistances de deux époques de la vie, c'est évoquer le parfait et l'imparfait. Replonger dans cette décennie, sous époque coloniale, c'est ouvrir le livre des vieux souvenirs et remonter, toute une longue vie, au milieu de la précarité qui touchait une grande frange de la population qui était composée de classe moyenne, vivant dans le dénuement et l'injustice et qui était privé de son bien, le plus précieux, qu'était la liberté. Du haut de mes huit ans, je me souviens, vaguement des mois de Ramadhan qui revenaient chaque année, pour remplir notre maison d'un enthousiasme exceptionnel, sans précèdent, a l'approche du mois sacré du Ramadhan. On était petit et on aimait faire le carême comme les adultes et on s'affairait aussi aux tâches domestiques de la maison comme les plus grands pour aider la famille aux préparatifs du repas, avant la rupture du jeûne. Il fallait faire la corvée de l'eau, à la fontaine du quartier pour la lessive et toutes les autres tâches ménagères. Faire les commissions et se rendre à la boutique de l'épicier du quartier pour acheter du sucre ou du café. Ramener, aussi de l'eau pour boire de la fontaine fraîche sebala berda' parce que les gens ne possédaient pas de réfrigérateur. De temps en temps, on achetait deux kilo de glace pour rafraîchir l'eau. Il y avait une astuce pour conserver l'eau fraîche il suffisait, simplement, d'entourer le seau eau d'un sac de jute trempé dans de l'eau. On se débrouillait comme on pouvait pour ramener de l'eau dans des seaux galvanisés sans rien en déverser, au moment de la porter, il suffisait de bien calé et équilibrer les seaux d'eaux aux extrémités d' une jante de roue de vélo tara' et de se mettre au milieu du cerceau pour faire la balance .Les bidons étant bien écartés on était a l'aise et on pouvait marcher, à grand pas, sans perdre de notre précieuse eau . Il fallait, aussi, porter le pain traditionnel fait maison, à la boulangerie du coin pour le faire cuire. A cette date on n'avait pas les moyens financiers pour se permettre d'acheter, tous les jours du pain fabriqué par le boulanger. Dans les rares occasions, on s'achetait un pain d'un kilo ou un demi-pain «noss garne» A partir de 16 h, les senteurs de la chorba' pâtes de vermicelle, faite maison et préparée par les mains de la grand-mère, commençaient à s'échapper des marmites et à inonder l'atmosphère des petits quartiers périphériques de la ville. Bocca-Sahnoun' , Cité Ruiz' , Cité Halla' , Cité Chagnaud', La Ferme'... Le centre ville était sous le charme ensorcelant de ce mois sacré. L'odeur de la bonne soupe qui mijotait sur le kanoun' ou le fourneau à pétrole annonçait déjà le menu de la bonne table du Ramadhan. Chorba «l'sene tayr» (langue d'oiseau) avec poulet de ferme, ragoût de pomme de terre, salade, gazouze et zlabia succulente de chez Sadek. Avant la rupture du jeûne tous les enfants du quartier se rassemblaient avec leurs jantes de vélos qu'ils faisaient rouler sur l'asphalte à l'aide d'un guide de fil de fer confectionné pour faire rouler devant eux cette roue bruyante, au beau milieu de la route. Le moment venu c'était le grand départ en groupe de la Bocca' en direction de la garnison au centre-ville, dans une descente assourdissante vers le lieu du tir de canon medfaâ'» qui annonçait la rupture du jeûne. On était tous là, attentifs à guetter la sortie du canon, sur la placette de tir qui allait être bourré par les artificiers et puis, le moment venu de l' iftar' tirait une salve. Aussitôt, c'était la ruée et le retour vers la maison dans une mêlée de joie et de chahuts de gosses dans les ruelles de la Bocca' qui s'étaient vidées des gens, au coup de canon, pour regagner la chaleur du domicile et apaiser la grande faim qui se faisait sentir le moment venu. Le muezzin de la mosquée El-Aatik' de la mosquée Bensaoulel' et Djamaa Zebadji' appelaient aussi les fidèles à la prière du Maghreb et à la rupture du jeûne Les enfants continuaient leurs jeux, dehors, en attendant que les adultes finissent de manger pour, enfin, regagner le domicile et manger, à leur tour. C'était aussi le mois de l'invocation et du partage avec les nécessiteux. Après le f'tour' les adultes sortaient et envahissaient les cafés maures (café Mabani', Mokrane') pour de longues parties de dominos et de cartes. Les cinémas faisaient aussi salle pleine. Vers les coups de minuit les rues commençaient à se vider et les commerces fermaient leurs portes. Le couvre-feu était appliqué après minuit, mais les gens rentraient, bien avant, et continuaient leurs veillées avec la radio de l'époque en écoutant les «boukalates, les riwayates» et les sketches diffusés par la radio nationale. La veille de l'Aid El-Fitr, c'était au tour de la confection des gâteaux traditionnels, tcherek, ghribiya, samsa, makrout', etc. Dans la nuit et dans les ruelles silencieuses des quartiers c'était le berrah' (le crieur) Betchounia qui annonçait, pour le lendemain, la fin du Ramadhan et le jour de l'Aid Es-Seghir, dans la plaine du Cheliff, il y a plus de cinquante déjà. Dans le présent les traditions s'effacent et laissent place à l'égarement des gens, dans une société accaparée par la surconsommation des produits et hantée par la folie de la bouffe. Les gens achètent tout ce qu'il y a sur les étals. On dépense sans mesure et sans une réelle nécessité du produit. Juste pour garnir la table. Ce sont les yeux qui sont plus grands que l'estomac, pendant ce mois de piété et de miséricorde. Le pain, les jus, les limonades, les sucreries dans toutes leurs couleurs attirantes sont au menu, régulièrement, sur la table des plus gourmands. Il n'y a aucune limite pour les achats superflus. Les gens sont fous et ont tort. Ils n'écoutent pas la voix de la raison. On aime faire bombance et on se déchaîne, dans les marchés pendant ce mois particulier. On court de marché à marché et de hanout' à hanout' avec des sachets plein les mains et la langue sèche. Le soir venu et le moment, tant attendu, les jeûneurs sont très fatigués et l'appétit n'est pas au rendez-vous, les plats et les victuailles sont boudés et on préfère vider la bouteille d'eau minérale et étancher la soif due à la fatigue de la journée. La situation sociale des jeûneurs n'est pas la même, pour tout le monde durant ce mois de ferveur. Les plus fragiles sont les plus démunis et n'arrivent pas à faire face à la cherté de la vie et se tournent vers les couffins de la charité du mois «Ramadhan» pour survivre. Nos veillées sont monotones et les moments de plaisir et de bonheur d'antan nous manquent. Les anciens affirment que leur passé était mieux que notre présent. C'est vrai, la vie a changé, dans le mauvais sens .