La guerre d'Algérie est rentrée dans sa phase finale au cours de l'automne 1961, De Gaulle obtient les pleins pouvoirs le 20 février 1960. En France, les exactions des Harkis, enrôlés comme des éléments supplétifs des forces de l'ordre, se multiplient, elles s'ajoutent aux violences policières. A partir du mois de mai 1960, les rafles et les perquisitions s'intensifient, à Paris et dans sa banlieue. A chaque attentat contre les forces de l'ordre, des expéditions punitives sont organisées contre les travailleurs algériens souvent surpris en plein sommeil dans leurs habitations misérables. Maurice Papon, le policier aux basses besognes Le 5 octobre 1961, le préfet de police de Paris, Maurice Papon impose le couvre-feu entre 20h 30 et 5h 30 aux Français musulmans d'Algérie (FMA). Les mesures coercitives contre les FMA sont appliquées avec zèle et excès par la police, de «nombreux Algériens, pourtant en règle, se voient déchirer leurs papiers d'identité, par des policiers.» (Amiri L, op, cit, p. 32) Le «service Nord-Africain» de la CIMADE [Comité Inter Mouvements auprès des évacués, organisation protestante créée en 1939 pour aider les victimes de la Seconde Guerre mondiale], recueille de nombreux témoignages d'Algériens confirmant ces sévices. Ainsi, le samedi 14 octobre 1961, à 20h15, M. Z. se trouvait avec un ami au métro Porte de la Villette'. Sur le quai, se trouvaient trois agents qui les emmènent sur un terrain vague dans les environs, bien connu par les autres Algériens. Après leur avoir fait lever les mains, un brigadier les oblige à crier «Algérie française». Comme ils ne s'exécutaient pas assez vite, ils reçoivent des coups de pied, toujours sous la menace des révolvers. Pendant que le brigadier l'interroge, un autre agent l'étrangle et l'empêche de répondre ; il s'effondre et est encore «tabassé», et se trouve dans l'impossibilité de marcher. On le traîne par les pieds, la tête heurtant le sol jusqu'au bord du canal ; un agent tire deux fois sur lui, mais le révolver est vide ; un autre agent trouve une ficelle avec laquelle il lui serre le cou. On le laisse un moment pour s'occuper de son ami, qui après avoir subi le même traitement que lui, est jeté dans le canal, mains liées. Les policiers reviennent ensuite vers lui, le prennent par les pieds et les mains et le jette aussi dans le canal. Il se rend compte que les agents sont toujours là et se cache derrière une barque jusqu'au moment où il les entend partir en courant ; en raison de sa faiblesse il a dû se reprendre à plusieurs fois pour arriver à se hisser hors de l'eau. Il a passé la nuit dans un dépôt de charbon qui se trouvait là. Au petit matin, un gardien du dépôt le réveille et lui indique le chemin de Paris ; il se retrouve à Aubervilliers. Il précise que, au moment de son arrestation, tous ses papiers étaient en règle. Ces papiers lui ont été enlevés au moment où il se trouvait sur le terrain vague. Au bout de quatre jours, étant dans un état de grande faiblesse il entre à l'hôpital Saint-Joseph où il reste six jours. Il a appris que son ami avait pu s'en sortir ; il est allé le voir à l'hôpital Saint-Louis ; il a deux côtes cassées, et est dans le plâtre, les traces de la corde autour du cou sont encore visibles ; par suite des coups reçus sur la tête, il serait en train de devenir sourd». (Amiri L, op, cit, pp. 33-34) Un document interne de la Fédération FLN de France s'inquiète de l'augmentation et de la gravité des exactions policières : «Sans précédent car en aucun cas et aucune circonstance même pendant la période des attentats de l'année 1958, nous n'avons vu ce déploiement de forces de toutes les polices de France. Féroces parce que la réalité dépasse l'imagination et chaque jour qui passe nous apprend (hélas) des nouvelles méthodes barbares employées par l'ennemi. C'est ainsi qu'en plus des arrestations massives opérées de jour comme de nuit où des frères subissent les pires humiliations en plus des injures ils sont : tabassés à sang, vêtements lacérés, montres cassées, argent saisi. Il nous a été signalé également que certains de nos frères sont jetés dans la Seine ou quelques-uns sont remontés et d'autres noyés ; d'autres enfin sont fusillés froidement soit dans les locaux de la police soit dans le bois à la nuit tombante (...) le bilan paraît très lourd, puisqu'il y a des morts, des emprisonnés, des blessés des chômeurs par suite de rafles consécutives nos éléments perdent leurs places et sont congédiés par leurs employeurs pour cause d'absences répétées et enfin des envoyés en Algérie qui se chiffrent par centaines (...).» (Amiri L., Les fantômes du 17 octobre, Mémoires génériques Ed, Paris, pp. 27-28) Pour réagir contre cette mesure raciste, la Fédération FLN de France appelle à une manifestation pacifique. Le 17 octobre au soir, des dizaines de milliers de FMA en costume du dimanche accompagnés de leurs femmes et leurs enfants se dirigent vers les grands boulevards pour protester contre les mesures de Papon. Les manifestants sont interceptés à différents endroits : gares, sorties de métro, portes et ponts donnant accès à Paris... où d'importantes forces de police ont été mobilisées : plus de 7.000 policiers qui ont été renforcés par 2 compagnies de CRS et 3 escadrons de gendarmes mobiles. En vertu de la loi du 3 avril 1955 sur l'Etat d'urgence et de son article 10, Maurice Papon qui avait planifié la répression, réquisitionne des bus de la RATP, le Palais des Sports, le Parc des expositions, et le stade de Coubertin. Les arrestations sont massives et la provocation aussi importante. La police prétend que les premiers tirs sont venus de la foule. Cette thèse est rejetée par Jean-Luc Einaudi, qui considère que les premiers coups de feu ont bel et bien été tirés par les forces de l'ordre, les manifestants n'étant pas armés. (Einaudi J. L., La Bataille de Paris, Le seuil Ed, Paris 1991) Les forces de l'ordre répriment avec un zèle implacable Les agents de l'ordre se conduisent avec sauvagerie contre les civils, femmes et enfants compris, selon un témoin français au niveau des Champs Elysées, à 20h «Les agents matraquent, frappent, insultent, il semble qu'ils aient peur... La foule s'amasse de plus en plus, étonnée, ne comprenant pas, très mal à l'aise mais silencieuse. Quelques personnes très indignées essayant de relever les Algériens assommés et de défendre les femmes avec leurs bébés des brutalités, ils sont rapidement dispersés. Les cars emmenèrent au fur et à mesure les manifestants dans la direction de la Concorde en général». (Amiri L, op, cit, pp. 59-60) Dans les archives internes de la Fédération FLN de France, «Les rapports sont unanimes, les CRS se sont livrés à un véritable massacre tant sur la Place de la Concorde que dans le métro. Là, à l'abri des regards, il est plus que vraisemblable qu'un certain nombre d'Algériens leur nombre est impossible à déterminer sont morts sous les coups et les balles des CRS.» (Amiri L, op, cit, p. 80) La répression va continuer durant toute la nuit : «Dans les lieux de détention, loin des regards curieux des journalistes, les forces de l'ordre se livrent à un véritable massacre... Les Algériens arrêtés sont entassés dans les bus réquisitionnés où ils sont encore matraqués ; les policiers présents dans ces véhicules sont déchaînés et de nombreux rapports de la Fédération de France du FLN s'en font l'écho, certains récits parlant de morts dans les bus... Lorsque Amara Madjid, 26 ans, arrêté à la place de la Concorde, descend du bus, il constate avec frayeur que les Algériens sont : «Obligés de descendre non par la porte mais par la fenêtre ce qui leur permettait d'assommer chaque frère qui sortait de la tête en premier. Voyant le massacre qui se produisait j'ai avancé pour sortir mes jambes les premières qu'ils ont frappées avec autant de sauvagerie et c'est là qu'ils me brisèrent la rotule de la jambe droite». (Amiri L, Op. Cité, pp. 88-90) Certains captifs sont détroussés par les agents de l'ordre. (Amiri L, Op. Cité, p. 91) «(...) Ils ont enlevé l'argent, les montres, les briquets, enfin tous les objets de valeur (...)». (Amiri L, Op. Cité, p. 98) Plusieurs informations évoquent l'utilisation de gaz contre les internés : «Sur les dix-sept rapports consultés concernant le stade de Coubertin, sept relatent la présence de gaz asphyxiants.» (Amiri L,Op. Cité, p. 91 et Brunet J. P., Police contre FLN, le drame d'octobre 1961, Flammarion Ed, Paris 1999) Le nombre de personnes arrêtées est tellement important que les espaces réquisitionnés ne suffisent pas, le reste est alors dirigé vers les commissariats de la Porte de Versailles, de l'Etoile, de Courbevoie, celui de la Concorde et des Champs-Elysées, où des scènes terribles sont relatées. (Amiri L, Op. Cité, p. 94) Plus de 6 000 personnes, hommes, femmes et enfants, ont été entassées au Palais des sports, dans des conditions terribles, elles y sont restées jusqu'au 19 mai. Les captifs étaient pris par petits groupes pour être interrogés, un rapport parle même de torture : «Enfin, j'ai vu des frères qui ont subi les pires conséquences cassés ou exprès électrolysés par un appareil que des policiers transportaient sur eux ils les emmenaient directement à l'infirmerie d'où ils ne revenaient pas». (Amiri L, Op. Cité, p. 104) Pour connaitre le sort de leurs maris disparus, un millier de femmes avec leurs enfants manifestent le 20 octobre, elles sont arrêtées par la police qui les emmène dans des centres d'accueil. Certaines se sont retrouvées dans des hôpitaux psychiatriques faisant réagir le personnel de l'hôpital Sainte-Anne à travers un communiqué de presse de la Fédération des services publics et de santé (CGT) : «La Fédération des services publics et de santé CGT proteste (...) contre les arrestations massives de femmes et d'enfants algériens et leur internement dans certains hôpitaux psychiatriques de la région parisienne. La Fédération appelle les travailleurs hospitaliers à se dresser contre de telles méthodes, elle félicite les travailleurs hospitaliers de l'hôpital Saint Anne qui ont vigoureusement manifesté leur indignation et leur refus de se transformer en auxiliaires des forces de répression». Cette prise de conscience du personnel hospitalier va déclencher une série de réactions. Le 31 octobre 1961, les sections syndicales CGT, CFTC et FO des étudiants en médecine et l'AGEMP du personnel médical de l'hôpital Lariboisière, écrivent à Maurice Papon : «Le personnel unanime de l'hôpital Lariboisière s'élève avec indignation contre les agissements de la police envers les Algériens, le 17 octobre point culminant de toute une série de faits dont il est bien placé à Lariboisière pour savoir qu'ils se produisaient depuis plusieurs années (...). Il approuve le comportement du personnel médical et hospitalier de Ste-Anne et affirme sa solidarité avec lui et sa détermination à agir de la même façon dans les mêmes circonstances». De plus, entre le 23 et le 30 octobre, un certain nombre de professeurs des facultés parisiennes lisent en chaire, avant de commencer leur cours, une déclaration sur le racisme dont voici un extrait : «(...) Un couvre-feu a été établi à 20h, pour les Algériens. Quelles que soient les raisons invoquées, c'est une mesure de caractère raciste, inadmissible par principe. Elle n'a de précédent en France, depuis 1789, que les mesures prises par les Nazis sous l'occupation. Elle ne peut qu'entraîner et vient déjà d'entraîner, comme vous le savez sans doute, les mêmes excès. Après 20h, les Algériens sont poursuivis, la police se livre à une chasse au faciès, des hommes sont arrêtés, matraqués, détenus dans les commissariats à cause de leur seule appartenance à une communauté ethnique (...). Les professeurs et les étudiants des USA sont à la tête de la lutte contre la ségrégation raciale ; les étudiants et les professeurs français se doivent de mener la lutte ici...». (CfAmiri L., Op. Cité,) Le bilan officiel de cette répression parle de 2 morts et de nombreux blessés du côté des manifestants mais également du côté des forces de l'ordre ! La vérité est tout autre. Pour la Fédération FLN de France, le nombre de cette nuit d'horreur a dépassé les 200. Ce dernier chiffre est considéré comme vraisemblable par Einaudi. (Einaudi J. L., op.,cit.) Benjamin Stora estime que le nombre d'Algériens tués au cours de la nuit du 17 au 18 mai 1961 à «plusieurs centaines». (Stora B., Histoire politique de l'immigration algérienne en France : Thèse d'Etat : 1922-1962, t. III, p. 311) La férocité de la répression utilisée par la police contre les manifestants pacifiques du 17 octobre 1961, étonne tous les observateurs. Le CICR informe son délégué à Paris du nombre de victimes: «Selon des bruits provenant de correspondants privés, on affirmerait que le nombre des musulmans tués ou noyés, à la suite des récentes manifestations de Paris, serait de l'ordre de 100 à 200.» (CICR, Lettre n° 5497 du 30 octobre 1961) Le délégué du CICR en France, fait part à sa tutelle d'un entretien qu'il a eu avec M. Rousseau, du ministère de la Justice : «M. Rousseau m'a fait deux observations : la première est qu'un très grand nombre d'Algériens transférés en Algérie ne l'ont pas été, pour regagner leur douar d'origine comme ils le prétendent tous, mais bien pour y être assignés dans un camp. «Par ailleurs, M. Rousseau m'a fait observer que des Algériens transférés hors de la Métropole ont simplement été pris au mot. Ils affirment n'être pas Français. Ils combattent la France dans les rangs du FLN. Qu'ils ne s'étonnent donc pas d'en subir la conséquence la plus normale qui est de se voir expulsés d'un pays qu'ils exècrent si fort.» (CICR, note n° 2047, bur Paris, 20 décembre 1961) Si Papon a payé pour ses agissements en 1943 contre les Juifs, il n'a pas été jugé par les hommes pour ses exactions dans le Constantinois, durant la guerre de Libération, ni pour la tuerie du 17 octobre 1961. Il n'est pas le seul, le ministre de l'intérieur Roger Frey et le Premier ministre Michel Debré en sont les premiers responsables. Que Macron reconnaisse la responsabilité de la France dans la tuerie du 17 octobre 1961 est un premier pas vers la reconnaissance de tous les crimes commis durant la période coloniale. Référence : Khiati Mostéfa, La Croix-Rouge Internationale et la guerre d'Algérie, Houma Ed, Alger 2013