Des êtres humains abandonnés par centaines à leur triste sort dans des forêts glaciales à la frontière Biélorussie-Pologne, manipulés par un Etat-voyou (la Biélorussie), refusés d'entrée par l'Union européenne (UE) et abandonnés par leur propre gouvernement : la crise des migrants, irakiens pour la plupart, est un condensé des désordres de notre monde. À elle seule, c'est un résumé parfait de cet enchevêtrement de situations insolubles qui menacent de transformer des crises et des conflits de basse intensité en instabilité grave et durable. Commençons par rappeler que cette crise est d'abord une lointaine conséquence de l'intervention militaire américaine de 2003 en Irak. C'est ce bouleversement qui a changé la donne dans le Kurdistan devenu autonome (et plus riche). Après des années de vaches grasses offertes par un boom pétrolier sans précédent, le gouvernement régional basé à Erbil (GRK) est désormais confronté à une importante crise économique qui touche notamment les zones rurales (SaidSadiq, Darbandikhan et Ranya). Il n'a plus les moyens d'acheter la paix sociale en offrant des postes de fonctionnaires à la jeunesse et, dans le même temps, il garde ses mauvaises habitudes autoritaristes qui ne tolèrent aucune critique politique. Résultat, la jeunesse veut quitter le pays à n'importe quel prix. Elle rêve de Dubaï, de la Turquie, de Russie (oui, oui !) mais aussi et surtout d'Europe de l'Ouest. Comme le relève l'universitaire Mera JasmBakr, chercheur associé au bureau Syrie-Irak de la Fondation Konrad Adenauer, ces candidats à l'exil voient l'Europe comme « un paradis où les gens vont et réalisent leurs rêves » (*). Au passage, on se dit que cela vaut pour les harragas maghrébins, notamment algériens, qui estiment que leur propre pays les empêche de se réaliser. Autrement dit, la question n'est pas de vouloir vivre comme les Européens mais de vivre en réalisant ses rêves... A ce niveau, interviennent la géopolitique et une certaine forme de capitalisme sauvage. Si des centaines de jeunes irakiens sont coincés dans le no-man's land qui sépare la Biélorussie et la Pologne (autrement dit l'Union européenne), c'est bien parce que le président Alexandre Loukachenko leur a délibérément ouvert la porte. C'est bien la Biélorussie qui a signifié qu'elle accorderait facilement des visas de tourisme aux Irakiens, visas qui sont en réalité une sorte de sauf-conduit de transit à destination de l'Europe de l'Ouest. Pas par altruisme mais en représailles contre l'Union européenne. Depuis le printemps dernier, la nouvelle s'est répandue comme une traînée de poudre dans tout le territoire irakien : « La Biélorussie donne facilement des visas ». Ne restait alors que trouver les 2000 à 3000 dollars nécessaires pour payer le « package » proposé par une flopée d'agences de tourisme. Vol direct ou indirect pour Minsk, la capitale biélorusse, quelques nuits d'hôtels et la quasi-certitude d'être acheminé à destination de la frontière avec la Pologne. Avec une interdiction majeure : celle de revenir sur ses pas. Le régime de Loukachenko, comme l'a fait avant lui celui de Recep Tayipp Erdogan, instrumentalise ainsi le flux de migrants pour imposer un bras-de-fer à l'Union européenne. Vous m'imposez des sanctions ? J'ouvre la porte et débrouillez-vous : tel est le message adressé. La suite du mécanisme infernal est connue. La Pologne refuse l'entrée sur son territoire et refoule les migrants auxquels est interdit le retour sur MinsK. C'est ainsi que des gens meurent de froid et de faim dans des zones interdites d'accès aux organisations humanitaires. Relevons ici, car cela n'est pas souvent dit, que beaucoup d'habitants polonais de la région se mobilisent pour venir en aide aux migrants. En faisant cela, ils prennent le risque d'être poursuivis en justice mais ils sauvent l'honneur de leur pays et de l'Europe. Car, à l'ouest, c'est le bal des fachos et des hypocrites. Certes, tout le monde ne dit pas comme l'ex-Front national français qu'il faut laisser les concernés mourir de faim et de froid dans les forêts au nom de la lutte contre l'invasion et le « grand remplacement », mais l'expression de quelques timides sentiments d'humanité ne va pas jusqu'à réclamer l'accueil de ces damnés de la terre. A l'heure où je boucle cette chronique, il est question que les concernés soient rapatriés chez eux. Pour la majorité, ce retour forcé est un échec et l'aggravation de leur situation car il faudra rembourser l'argent emprunté pour le voyage. Mais croire qu'ils abandonneront leur projet d'exil serait naïf. Habitués à être maltraités par leur gouvernement, ils composent avec les humiliations que leur font subir biélorusses et polonais. L'itinéraire par la Turquie et la traversée de la Méditerranée les attend tôt ou tard car, à l'heure où l'Organisation de l'Etat islamique pointe de nouveau son nez, ce n'est pas l'actuel gouvernement du Kurdistan et encore moins celui de Bagdad, qui vont contribuer à éliminer cette désespérance responsable de tant de drames. (*) « L'Europe, un paradis où les gens réalisent leurs rêves'', La Croix, mercredi 16 novembre 2021