La publication, le 20 juin 2000, dans le quotidien "Le Monde" du témoignage de Louisette Ighilahriz, militante indépendantiste torturée en 1957 à Alger [alors âgée de vingt ans, elle fut atrocement torturée à l'état-major de la 10e division parachutiste du général Massu], a relancé un débat éteint depuis les années 80. Interrogé par "Le Monde", le général Massu, à l'époque investi des pouvoirs de police à Alger, reconnaît que le recours à la torture n'était "pas indispensable" et se déclare favorable à une condamnation officielle de la torture .Si la plupart des anciens acteurs de la guerre entre la France et l'Algérie semblent aujourd'hui admettre l'existence de la torture au long du conflit, ils sont en revanche divisés sur la question de savoir si l'on doit reconnaître ces actes comme une faute dont il faut se repentir ou comme la conséquence inévitable des combats. Les partisans d'une enquête et d'une "repentance" se heurtent au front de tous ceux qui, anciens acteurs engagés de la guerre, présentent la torture comme un "mal nécessaire" et ne sont pas disposés à faire leur mea-culpa face à ces atteintes aux droits de l'homme. Ceux qui rejettent toute idée de repentance ont le soutien de l'extrême droite, dans les rangs de laquelle les nostalgiques de l'Algérie française sont nombreux. Le leader du Front National (FN) assure que l'armée française n'a pas torturé en Algérie et qu'elle s'est contentée de "procéder à des interrogatoires qui pouvaient aller jusqu'à l'imposition de douleurs physiques graduées. Les regrets du général Massu Nommément mis en cause dans le témoignage de Louisette Ighilahriz, les généraux Massu et Bigeard avaient réagi immédiatement et leurs propos reproduits dans "Le Monde" du 22 juin : tandis que Marcel Bigeard qualifiait de "tissu de mensonges" le récit de la militante algérienne, Jacques Massu allait jusqu'à exprimer des regrets à l'égard de l'emploi de la torture. "Non, la torture n'est pas indispensable en temps de guerre, on pourrait très bien s'en passer, confiait le chef militaire de la bataille d'Alger. Quand je repense à l'Algérie, cela me désole, car cela faisait partie […] d'une certaine ambiance. On aurait pu faire les choses autrement ". L'aveu des généraux Le 23 novembre, "Le Monde" publie, en première page, sous le titre : "Torture en Algérie : l'aveu des généraux", les témoignages de deux principaux chefs militaires de la bataille d'Alger en 1957. Dans les entretiens qu'ils accordent au quotidien français, le général Jacques Massu, 92 ans, à l'époque commandant de la 10e division parachutiste et investi des pouvoirs de police, et le général Paul Aussaresses, 82 ans, alors commandant chargé du renseignement, racontent "la torture et les exécutions sommaires". Jamais Paul Aussaresses, note le journal, n'avait été si loin dans la description du système de la torture et des exécutions sommaires. Il précise que les hauts responsables politiques de l'époque étaient "parfaitement au courant". Il confirme les chiffres cités par Paul Teitgen, alors secrétaire général chargé de la police à la préfecture d'Alger : 3'024 personnes disparues parmi 24'000 assignées à résidence. "Je lui faisais signer des assignations à résidence, ce qui permettait d'enfermer les personnes arrêtées dans des camps. DOCUMENTS REVELATEURS Deux documents sont particulièrement révélateurs. Le 1er juillet 1955 - soit un mois et demi avant l'insurrection du Constantinois du 20 août, considérée par de nombreux historiens comme le vrai début de la guerre d'Algérie - un texte contresigné par le ministre de l'intérieur de l'époque, M. Bourgès-Maunoury, et le ministre de la défense nationale, le général Koenig, était diffusé dans tous les régiments français d'Algérie. Cette « instruction n° 11 », qui a recueilli « la pleine adhésion du gouvernement », stipule que « la lutte doit être plus policière que militaire (...) Le feu doit être ouvert sur tout suspect qui tente de s'enfuir (...) Les moyens les plus brutaux doivent être employés sans délai (...) Il faut rechercher le succès par tous les moyens. » Autre découverte de Claire Mauss-Copeaux : un texte du 3 août 1955, signé par le même général Koenig, mais aussi par le ministre de la justice, Robert Schuman. Il précise la conduite à tenir en cas de plaintes faisant suite à « de prétendues infractions » attribuées aux forces de l'ordre : « une action supprimant la responsabilité pénale de ses auteurs (...) [sera suivie] d'un refus d'informer (...) Les plaintes devront faire l'objet d'un classement sans suite, dès lors qu'il apparaîtra incontestable que ces faits sont justifiés par les circonstances, la nécessité, ou l'ordre de la loi. » En d'autres termes, le pouvoir civil assurait d'avance aux militaires l'impunité pour les dépassements qu'il exigeait d'eux. Et cela, deux ans avant la « bataille d'Alger », supposée avoir constitué le tournant en matière d'exactions. Il faut lire aussi cette courte note d'un officier de renseignement (OR) du 2e Régiment de chasseurs parachutistes, qui manifeste son inquiétude et son désarroi à ses supérieurs, à la fin de la « bataille d'Alger » : « Aucune note de base n'explique aux OR leur véritable travail ainsi que leurs droits. Les processus d'interrogatoires, indispensables pour la guerre révolutionnaire, expliqués oralement et recommandés par les chefs de service de renseignements, ne font l'objet d'aucune codification écrite », regrette-t-il. En 1958 - peut-être même plus tôt - on rechignait de moins en moins à employer le mot « torture ». Il figure en toutes lettres dans un autre document mis au jour par Claire Mauss-Copeaux. A cette époque, on enseignait la torture - du moins à Philippeville - et pas seulement aux futurs OR (officiers de renseignements) chargés, avec les DOP (Détachements opérationnels de protection, Le Monde du 2 décembre), d'effectuer les basses œuvres. Une thèse souligne la généralisation de la torture Une jeune normalienne, Raphaëlle Branche, a soutenu, sa thèse de doctorat d'histoire intitulée « L'armée et la torture pendant la guerre d'Algérie. Les soldats, leurs chefs et les violences illégales » devant un parterre d'universitaires et de journalistes. Certes la torture policière existait en Algérie avant l'insurrection de 1954, comme en témoigne la mise en garde immédiatement lancée, dès cette date, par François Mauriac. Certes, l'armée y a eu largement recours pendant la « bataille d'Alger », qui fut, en 1957, un « point de non-retour » à cet égard. Mais le passage à une guerre totale correspond, selon la thèse, à l'arrivée à la tête de l'état-major d'Alger du général Salan en décembre 1956. (...) Ainsi, dans les archives d'Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde, Raphaëlle Branche a retrouvé la trace du « gros dossier » qu'il avait transmis en octobre 1956 à Guy Mollet, alors président du Conseil. Lourd des multiples témoignages parvenus au journal. Pour autant, son travail ne fait pas l'impasse sur la réalité des chiffres. Il estime « crédible » le nombre de 108 175 Algériens passés par la ferme Améziane, dans le Constantinois, le plus connu des centres de torture, nombre avancé en 1961 par le journal Vérité-Liberté, en précisant que des personnes ont pu y être internées à plusieurs reprises. A propos d'un témoignage sur la torture par l'électricité - la « gégène » -, la thèse va plus loin en affirmant que « des centaines de milliers d'Algériens [...] ont éprouvé dans leur chair » pareille souffrance. Avant de décerner à Raphaëlle Branche, à l'unanimité, la mention très honorable et les félicitations, les membres du jury ont multiplié les formules dithyrambiques. Ce travail qualifié de « magistral », « fera date », ont-ils pronostiqué, car il « révèle la face cachée de la République ». (Asuivre)