A moins d'une semaine de l'échéance du 12.12, en ce vendredi 6 décembre, le temps est plutôt printanier. A peine une légère froidure, au demeurant revigorante dont sont habitués les habitants des Hauts Plateaux de l'Est. Vers 14 heures, alors que les mosquées de libèrent leurs priants, le centre ville de Sétif est plein à craquer. La foule dense, mouvante, bruyante, chahutante, multicolore, fraternelle, faite de femmes et d'hommes de tout âge et de divers milieux, venus de toute part, des quartiers populaires de la ville et des villages éloignés enfle à vue d'œil. Sa force démultipliée par les afflux continus l'excite et lui donne cette expression d'invincibilité et d'intrépidité presque euphorique. L'effet du nombre, c'est connu, est redoutable. Mais par le magique mot d'ordre de « selmya » (pacifique), qui est devenu en fait sa première véritable force, la foule reste sereine : aucune bousculade, ni dégradation d'équipement. Seul, le minuscule et inapproprié gazon couvrant le rond point en a fait les frais. L'hostilité verbale envers la police est plutôt atténuée en ce vendredi. Elle est momentanément ravivée après des arrestations jugées arbitraires de hirakistes. Le cas de « Ammi Larbi », un prof de l'université de Sétif, qui aurait été interpelé, « humilié » et « maltraité » par un fonctionnaire de la police a fait l'objet d'une indignation générale et le nom de son supposé agresseur a été crié sur la voie publique. Le bon sens nous interdit de tomber dans la délation. Seules la justice ou l'inspection interne des services peuvent en juger. La bannière identitaire amazighe ressurgit en force parmi la floraison des couleurs nationales et ceux de la Palestine. Les drapeaux sont portés en cape, noués au cou ou brandis au vent. Le citoyen a appris depuis le 16 février à se réapproprier des symboles patriotiques longtemps usurpés par les tenants du pouvoir et de sa clientèle rentière et affairiste mais aussi de ses racines identitaires longtemps déniées ou falsifiées. La dame citée dans une de mes précédentes chroniques, probablement endurcie par une insolite arrestation – elle aurait été relâchée dans une wilaya très loin de son domicile - couverte de l'emblème national et de la bannière amazighe ose même des pas de danse devant la police et la foule médusées ou amusées. L'esprit rebelle dort d'un seul œil en chaque Algérien et Algérienne. Le « Taghanant » (entêtement ou esprit retors) et le « nif » (la fierté) peuvent devenir détonants. Ils sont capables du pire comme du meilleur. Quel point commun existe entre le pas de danse gracieux de cette pacifique et souriante femme et les propos indignes de ce haut dignitaire arrogant d'un régime désuet, aveugle et sourd ? L'Algérie bien sûr. Mais vue et imaginée différemment, selon que l'on soit enfermé dans un bureau calfeutré, insonorisé et étanche à la clameur de la rue ou mêlé dans la foule qui crie son désir de reconstruire une Algérie renouvelée, plus solidaire envers tous ses citoyens ? Très vite, l'espace du rassemblement habituel, ne peut plus contenir la foule de plus compacte. Des centaines de citoyens et de citoyennes affluent de toute part. On ne s'entend plus dans ce charivari fait de cris, de chants, de son de tambour, de derbouka, de bendir (instruments à percussion), de casserole, de pilon et de sifflets. Ne manque que la trompette dans cette liesse virale et communicative. Il est 14h30 quand la foule se met en ordre de marche, direction ouest, vers Ain El Fouara. L'avenue du 8 mai 1945 est envahie de part en part sur ses 600 mètres et la clameur des manifestants est immense. Une courte halte est faite devant la stèle de Saal Bouzid, première victime de la sanglante répression coloniale survenue au lendemain même de la seconde guerre mondiale. Alors, les milliers de voix reprennent en chœur : « Listiklal, Listiklal, Listiklal » (Nous voulons l'indépendance, l'indépendance, l'indépendance) suivi de « madania machi askaria » (Etat civil, non militaire). Puis le long cortège du hirak reprend sa marche et passé le cap d'Ain El Fouara, il continue tout droit en empruntant le boulevard Said Boukhrissa ou l'ancienne route d'Alger. Aux abords de la mosquée Essabtine, l'appel à la prière de l'après midi (El asser) impose un laps de silence en signe de respect aux priants. Puis la marche reprend en suivant la voie du tramway menant vers le stade et la gare routière. Alentour de la basse Maabouda, la procession du hirak a encore grossi et s'est allongée par l'afflux de citoyens de ce quartier populaire. Au bas du stade olympique le cortège remonte vers le centre ville par l'avenue Mokhtar Laribi. Sur cette rectiligne et large artère (4 voies), longue d'un km on mesure aisément toute l'ampleur de la procession contestataire : une marée humaine, occupant toute la largeur et toute la longueur de l'avenue. Selon les normes usitées, on peut estimer à près de 20 000 manifestants . Cette impressionnante procession de citoyens pacifiques, manifestant dignement, sans haine ni violence, peut-elle être traitée de « chardhama » (bande ou gang) ? Cette « chardhama » locale, qui montre tous les vendredis son sens du civisme et de la civilité ne compte depuis le 22 février aucun fait fâcheux malgré les nombreuses provocations qu'elle a subi. Elle le prouvera, cette fois-ci encore, quelques dizaines de minutes plus tard, sur le boulevard de l'ALN en mettant en place une chaîne humaine devant l'entrée du commissariat central pour parer à toute éventuelle provocation ou débordement de la part des marcheurs. Peine perdue, aucune tentative de débordement par les manifestants n'est signalée. Juste un slogan d'indignité, un gros carton rouge brandi, sur la présumée humiliation qu'aurait subi un prof d'université de Sétif de la part d'un policier. Le hirak a continué son chemin sans incident jusqu'au point de départ. La boucle est bouclée. Alors, le crépuscule pointe et les hirakistes rentrent chez eux. Les plus revêches tentent de faire un « ietissam » (sit in) sur la voie du tramway. La sagesse des plus âgés ainsi que le froid rude les en ont dissuadé. Très vite, le beau « reptile » rouge et les véhicules reprennent leurs droits sur ce carrefour névralgique.