Je suis né dans une maison située au fond dÕune ruelle qui se termine en cul-de-sac; la ruelle était tellement sombre et étroite que deux personnes qui se croisaient avaient du mal à passer; que dire alors dÕune mule chargée dÕétoffes qui voudrait sÕy faufiler ! La phobie que jÕai des espaces fermés est due certainement à cet endroit que je nÕai pas choisi mais que je compenserais plus tard en me trouvant sur la terrasse de notre nouveau domicile à admirer, lors des étés torrides, les étoiles filantes; des étoiles que jÕessayais en vain dÕattraper, qui devaient certainement tomber chez les voisins; une terrasse envahie par les bougainvillées à laquelle on accède par une échelle en bois dont les pieds pouvaient glisser, à chaque faux mouvement, sur un carrelage en granito fabriqué par un entrepreneur italien; et quand jÕentamais la descente, chassé par les mouches tôt le matin, jÕavais la hantise de tomber dans le vide; à lÕheure des grandes chaleurs il ne fallait surtout pas déranger dans sa sieste cette tante acariâtre, tapie dans lÕobscurité dÕune chambre exiguë et proche dÕun coin aménagé en toilettes à la turque; une tante qui avait des pinces de crabe à la place des doigts; gare à celui qui se faisait attraper par elle ! Mais je savais quÕelle nÕétait pas invulnérable car quand elle entamait ses ablutions, ses pets étaient à peine couverts par le clapotis de lÕeau; et il mÕarrivait dÕentendre des pets bruyants, en cascade; des bruits parfois secs, sans odeur. La première image qui me vient à lÕesprit et qui me taraude toujours, ce sont les funérailles de son mari qui se sont déroulées dans notre maison. Les enfants, tenus à lÕécart, épiaient du chambranle de la porte les faits et gestes du laveur des morts. Pour la première fois, je voyais un corps nu, qui ne respirait pas, enveloppé dans un linceul blanc; je voyais aussi, posée sur un catafalque une couverture en laine à rayures multicolores; des funérailles sans pleurs et sans femmes qui se griffent les visages; je ne me souviens pas avoir entendu le moindre sanglot. Les femmes pleureuses, jÕen verrais plus tard; jÕen ai même vu qui partaient, après la cérémonie funéraire, avec plein de victuailles et le sourire gros comme ça ! Un jour, dans cette rue sombre et étroite, un inconnu me coupa le chemin et me dit :Tu vas vite me révéler le prénom de ta mère ! Il était plus âgé que moi. Le prénom de la mère est un code secret, mÕa-t-on averti, lÕennemi nÕest pas censé le connaître. LÕennemi, cÕest celui qui nÕest pas des nôtres. Des batailles rangées opposaient notre quartier à celui dÕen face. Ma rue sombre et étroite nÕétait pas loin de la ligne de front située près dÕune petite fabrique de chaux et de plâtre; ces affrontements violents à coups de pierres étaient manigancés par les services du 2e Bureau qui tentaient dÕopposer les uns aux autres, cÕest ce que jÕai appris plus tard. Quand jÕai revu cette rue sombre et étroite, mais bien plus tard, je me suis dit : Mais elle est encore plus étroite! Comment a-t-on fait pour évacuer le catafalque où se trouvait le mari de ma tante maternelle. Le mort nÕa pas rejoint tout seul le cimetière ! M.B