Durant ces deux dernières années, il n'y a pratiquement pas eu de daïra ou de commune où l'on n'ait pas enregistré une manifestation au moins sur le territoire de la wilaya de Boumerdès. Il n'y a pas non plus une seule catégorie sociale qui ne soit pas touchée par ce vent de protestation. Boumerdès est en fait l'un des départements où l'on manifeste le plus. Boumerdès : De notre bureau Cette ébullition renseigne sur l'état d'esprit de la population locale qui se considère « trop malmenée par les pouvoirs publics ». « Nous n'avons que la rue pour nous exprimer. Nos députés nous sont inconnus, les responsables élus et désignés nous narguent carrément, les espaces d'expression, mis à part quelques titres de la presse privée, nous sont inaccessibles. Allez nous trouver une possibilité de dire notre misère par le canal de la télévision nationale par exemple », nous lance un habitant des Issers. Ici, les lycéens sont sortis, en cette glaciale journée de décembre, manifester contre les conditions lamentables dans lesquelles ils évoluent. « Au pays du pétrole, nos enfants sont transis par le froid dans des salles de classe non chauffées. Nos enfants ne sortent pas dans la rue juste pour sortir, il y a eu cumul de frustrations au sein de la société. A plusieurs reprises, des habitants de Chabet, Timezrit et Issers ont fermé le siège de la daïra dans l'espoir de se faire entendre, mais les autorités ont toujours répondu à leurs doléances par des promesses qu'elles ne tiennent jamais », ajoute notre interlocuteur. Les manifestations de rue, il y en a eu à Dellys l'hiver dernier où des affrontements entre les jeunes et la police antiémeute avaient émaillé les élections locales. Les dégâts occasionnés par les intempéries ayant touché la ville étaient « la goutte qui a fait déborder le vase », nous avaient dit les manifestants ce jour-là. Car le malaise était profond : « Le chômage nous lamine et nous vivons une situation d'isolement suite au terrorisme. Nous nous sentons abandonnés. Nos élus ne s'intéressent qu'à leurs petites affaires. Pourquoi alors voter pour eux ? », se lamentait-on encore. Il y en a eu à Hamadi, Khemis El Khechna, Naciria, Cap Djinet, Bordj Ménaïel, Tidjelabine, Boudouaou, Chabet, Thenia, Afir… partout dans la wilaya. Aujourd'hui le constat est le même. Aucun projet d'envergure n'a été lancé dans la wilaya pour contenir ces flots de chômeurs que les universités, les écoles et autres centres de formation professionnelle déversent dans la rue. A plusieurs reprises, des rassemblements et autres sit-in et marches pacifiques ont été organisés au chef-lieu de la wilaya de Boumerdès : les sinistrés non relogés cinq ans après la catastrophe, les travailleurs victimes de la suppression de postes d'emploi et de fermeture ou de dissolution d'entreprises, les lycéens protestant contre la surcharge des programmes, les sinistrés victimes des lenteurs bureaucratiques, les habitants de villages et bourgades oubliés... Fait remarquable dans ces manifestations : la mobilisation massive des collégiens et lycéens. Aucun projet réalisé A Cap Djinet, ils se sont révoltés pour réclamer la mise à leur disposition des bus pour le ramassage scolaire ; à Boudouaou et Boumerdès, ils ont protesté contre la surcharge des programmes ; aux Issers, ils soulèvent les problèmes de chauffage et d'impraticabilité des routes menant vers leurs établissements. « Notre wilaya est sinistrée de tout point de vue. Lorsque le nouveau wali déclare être stupéfait que certains départements n'ont pas inscrit suffisamment de projets dans le cadre du plan quinquennal à venir, le citoyen a plus de visibilité sur la gestion de ses affaires. Le discours est, certes, cette fois encore, beaucoup plus politique, mais l'échec est visible. Car le plan quinquennal précédent n'a pas apporté les solutions attendues par les citoyens. « On n'a pas concrétisé le dixième du programme du million de logements inscrits au profit de la wilaya », nous dit un groupe de jeunes habitant Boumerdès. La population n'est pas restée indifférente au « traitement du problème de chômage surtout par les autorités locales ». « Avant, c'était l'administration, maintenant, même nos élus se mettent de la partie pour nous faire avaler des couleuvres. J'ai su à travers la presse que l'APW, lors de sa dernière réunion, a estimé le taux de chômage dans la wilaya à 11%. C'est une insulte pour les électeurs et toute la population. Rien qu'autour de moi, je constate que le chômage touche plus de 50% de la population. Et pour justifier cette forfaiture, on argumente que ce taux tient compte uniquement des chômeurs déclarés et exclut les jeunes employés dans le cadre du filet social et de l'emploi de jeunes. Un élu digne de ce nom refuserait que l'on considère comme travailleur une jeune fille exploitée par l'Etat algérien qui lui donne 2000 DA contre un service permanent et régulier. Des universitaires sont "employés" par l'Etat algérien contre 7000 DA par mois. Il n'y a pas pire exploitation », commente un enseignant à l'université de Boumerdès. Un militant du RCD trouve « aberrant » le fait d'annoncer un taux pareil. « C'est une autre offense faite à nos concitoyens. Ces élus du peuple doivent savoir que la femme (soit 50% de la population), dans notre wilaya ne travaille pas. Sur les 50% qui restent, vous avez une masse non négligeable de chômeurs. Un simple calcul nous donne environ 25% uniquement de citoyens qui travaillent. Et je ne parle pas de la faible rémunération. Dans des situations comme cela, il ne peut y avoir que du mécontentement. Loin de moi l'idée de le justifier, mais le terrorisme exploite cette faille. Une jeunesse désœuvrée, mal considérée, tombe facilement dans les filets des recruteurs des groupes terroristes armés », ajoute notre interlocuteur, qui pointe du doigt l'Etat algérien, lui imputant « toute la responsabilité du malaise qui lamine la société ». Les manifestations et autres mouvements de grève que connaît ces dernières années la wilaya de Boumerdès n'ont cependant pas sensibilisé les gouvernants. Les représentants de l'Etat répondent par l'annonce de méga-projets et autres grandioses réalisations à venir, au lieu de prendre en charge sérieusement les problèmes que pose le citoyen. On a ainsi annoncé une dizaine de zones d'expansion touristique qui absorberaient une bonne partie des chômeurs, un port à Cap Djinet en mesure d'offrir des milliers d'emplois permanents, un grand hôpital à Corso qui a traîné durant des années faute de terrain, une station météorologique, un hôpital psychiatrique, un autre hôpital au plateau de Boudouaou, une grande zone industrielle dans le triangle Thénia-Si Mustapha-Souk El Had, 22 zones d'activité réparties sur les 9 daïras de la commune... Aucun de ces projets n'a été réellement concrétisé. « On oppose le mensonge à le revendication populaire. On nous annonce des projets chimériques lorsque nous ne faisons que demander qu'on s'occupe sérieusement de nos petits problèmes quotidiens. Les zones urbaines aussi bien que la campagne sont livrées à l'abandon. Les autorités ont annoncé des programmes de réaménagement des villes, mais il n'y a qu'à voir la réhabilitation des cités touchées par le séisme n'a pas encore été parfaite. La cité des 1200 Logements, par exemple, attend depuis 2003. On a annoncé un programme destiné à fixer les populations rurales dans leurs villages respectifs, mais sachez qu'on n'a pas attribué que 500 aides à l'autoconstruction dans toute la wilaya. Et puis, il est vain de prétendre arrêter l'exode sans songer à créer des postes d'emploi », nous dit un autre habitant. Celui-ci insiste sur toutes les entreprises fermées depuis le début des années 1990, sans parler des entreprises nationales comme les Galeries algériennes qui avaient au moins une antenne dans chaque ville importante. Les habitants rappellent la fermeture des unités industrielles qui, au niveau local employaient un grand nombre d'habitants. On cite entre autres l'ERIAD de Corso qui est à ce jour à l'abandon, l'EMAC de Dellys, l'ERIAD de Baghlia, l'unité de granito de Naciria, la Sonarem de Si Mustapha et d'autres unités publiques et privées, en plus de la menace qui pèse sur l'EPLF. La wilaya de Boumerdès a été de tous les mouvements de protestation syndicale lancés à l'échelle nationale. En plus des problèmes que rencontre tout Algérien, l'habitant de Boumerdès cumule un surplus de difficultés qui lui sont propres. Et cela exacerbe sa colère. Sur le plan des infrastructures, la wilaya de Boumerdès est l'une des plus pauvres à l'échelle nationale. Dans toute la wilaya, il n'existe pas une gare routière respectable. Le voyageur est traité comme un vulgaire mendiant dans ces espaces. Le chef-lieu de wilaya ne dispose même pas d'une salle de cinéma. Des villes comme Bordj Ménaïel, Boudouaou, Khemis El Khechna, Issers et Dellys, pourtant anciennes et grandes, n'ont que les sièges des APC et des daïras, les établissements scolaires et des semblants de maisons de jeunes et salles de sports, généralement en nombre insuffisant, comme équipements publics. « Les responsables nous promettent des nouvelles villes, des marchés modernes, des sites touristiques, des piscines et des complexes sportifs alors qu'ils sont incapables de répondre favorablement aux revendications les plus élémentaires comme le revêtement des routes, l'amélioration des services dans les institutions étatiques et la prise en charge des couches défavorisées. A Boumerdès, il y a des daïras où il est impossible de voir le chef », nous dit-on encore. Il n'est par conséquent pas étonnant qu'une population livrée au dénuement se soulève. Même sur le plan politique, la population locale n'a plus confiance en ces élus et autres responsables qui se proclament « au service du citoyen ». Elle se démarque des islamistes et divorce désormais avec les « forces politiques » traditionnellement dominantes dans la région. Le très faible taux de participation au référendum sur la réconciliation nationale en est la preuve irréfutable. Le gouffre entre le citoyen et les gouvernants s'élargit à cause du mensonge.