La reprise des bombardements à Idleb après l'échec du sommet de Téhéran témoigne de la persistance de contradictions entre Russes, Iraniens et Turcs, retardant la constitution d'un front uni en dépit de la communauté d'intérêts qui lie les trois protagonistes du conflit. La troisième rencontre à Téhéran a en effet marqué une nouvelle étape dans l'institutionnalisation du sommet tripartite, après celles de novembre à Astana et d'avril à Ankara, entre des pays qui ont graduellement vu leurs intérêts converger au point de mettre aujourd'hui l'accent sur la nécessité de sortir de la crise. Cependant, la redéfinition du sens des relations entre Russes et Iraniens d'un côté et Turcs de l'autre n'est pas exempte de divergences de vues qui se cristallisent aujourd'hui sur la question du sort d'Idleb. Face à l'amenuisement de leur rôle en Syrie, les Turcs sont conscients que leur influence dans le jeu politique syrien est aujourd'hui largement tributaire des évolutions sur le terrain dans la dernière poche d'opposition, où l'armée turque appuie et contrôle encore les groupes turkmènes et des combattants traditionnellement issus des rangs de l'ASL, aujourd'hui placés sous sa supervision. L'éventail des propositions turques pour empêcher une offensive d'envergure sur Idleb, allant du retrait de l'armement lourd aux groupes armés et de la demande d'intégration des groupes dits modérés dans un corps national d'armée opérant en étroite coordination avec les forces militaires turques, à celle d'un report de six mois des opérations n'ont rencontré aucun écho favorable auprès des Russes et des Iraniens qui n'entendent rien céder sur la question du rétablissement de la souveraineté de la Syrie et de la restauration de l'autorité de l'Etat sur l'ensemble du territoire national. Bien qu'il demeure une incertitude mineure sur les contours exacts du rôle que pourrait jouer la Turquie, parrain d'une partie significative des groupes combattants dans le cadre de cette offensive, force est de constater que la position d'Ankara a sensiblement évolué, le dialogue politique avec les Iraniens et les Russes ayant pris plus de relief au cours des derniers mois et les convergences sécuritaires empêchant les conflits d'intérêts de se transformer en confrontation frontale. Echec du «regime change» Après avoir tenu un rôle de premier plan dans la transformation de la crise syrienne en guerre civilo-globale par un appui matériel et logistique substantiel aux groupes d'opposition, la Turquie a vu sa perception sécuritaire et politique du conflit en Syrie évoluer sous l'impulsion de plusieurs facteurs. Un examen de l'évolution des rapports de force régionaux depuis le déclenchement de la crise syrienne montre qu'après l'échec du pari hâtif de «regime change», lancé par la Turquie dans un contexte où elle se percevait comme un modèle de changement pour les courants FM qui venaient d'accéder à la direction des affaires, la donne géopolitique sur le terrain a progressivement échappé à la maîtrise d'Ankara, le conflit évoluant à contre-courant des intérêts sécuritaires turcs. La convergence ponctuelle entre la Turquie, le Qatar et l'Arabie Saoudite, qui a eu un temps des répercussions majeures sur le terrain en Syrie avec, notamment, la création de l'Armée de la conquête et la contre-offensive victorieuse pour reconquérir Idleb et Jisr Al Choghour, a été battue en brèche. Par ailleurs, la détérioration spectaculaire des relations entre Washington et Ankara autour d'une série de dossiers a créé les conditions de l'évolution de la diplomatie turque dans le sens d'un rapprochement avec Moscou et Téhéran. Non seulement Ankara a conservé le souvenir très vif de l'attitude trouble de Washington après la tentative avortée du coup d'Etat en juillet 2016, mais les accrocs se sont multipliés à mesure que les Etats-Unis renforçaient leur soutien aux Kurdes au prétexte de la lutte contre l'EI. Dans la perception d'Ankara, c'est l'aide américaine aux forces kurdes de Syrie, toutes liées au PKK représentant une menace pour l'intégrité territoriale et l'unité nationale de la Turquie, qui a dans une large mesure conforté leurs ambitions autonomistes. L'évolution du facteur kurde en Syrie a donc été déterminante dans le rapprochement entre Iraniens et Turcs et semble constituer aujourd'hui l'un des effets de crise qui menace leurs intérêts nationaux. A la fois la Turquie et l'Iran récusent l'idée de l'ascension en Syrie de forces kurdes qui sont le prolongement du PKK (parti kurde ne reconnaissant pas les frontières) et renforcent potentiellement les facteurs internes de déstabilisation. Convergences Depuis quelques mois, l'Iran se trouve ainsi dans une configuration de réactivation de la lutte armée des groupes kurdes affiliés au PDKI, parti démocratique du Kurdistan iranien, et Komala, parti kurde communiste, se servant du Kurdistan irakien comme base arrière. L'événement le plus marquant a sans doute été l'assassinat, le 21 juillet dernier, de 12 membres du corps des Gardiens de la révolution islamique (CGR) par des membres du PJAK, branche militaire du Parti des travailleurs du Kurdistan, à un poste de contrôle militaire dans le village de Dari, dans la province du Kurdistan iranien. Par ailleurs, les développements qui ont suivi la visite des secrétaires généraux du PDKI, Mustafa Hijri, et de Komala, Abdallah Mohtadi, aux Etats-Unis en juin dernier ont alimenté la méfiance des Iraniens dans un contexte où Washington mène des stratégies de «guerre hybride» à l'Iran. Au cours de cette visite, les deux dirigeants kurdes sont intervenus devant le Council on Foreign Relations pour réclamer le soutien des Etats-Unis et appeler à un changement de régime en Iran. Ils ont également à cette occasion rencontré le directeur du bureau des Affaires iraniennes au département d'Etat, Steven Fagin, dont la nomination récente comme consul général à Erbil au Kurdistan d'Irak semble loin d'être fortuite. Dans le jeu américain d'instrumentalisation des minorités, la carte kurde apparaît donc comme la plus efficace, principalement en raison des capacités organisationnelles, de l'aptitude combative et de l'expérience militaire dont disposent ces forces. Les Kurdes constituent aujourd'hui l'un des principaux points de convergence entre l'Iran et la Turquie, poussant ces derniers à plus de réalisme dans leurs positions. Si pour lors il est difficile de déterminer quelle sera la nature du consensus sur une solution politique à la crise actuelle en Syrie, il est d'ores et déjà certain que le conflit syrien ne résume plus à lui seul les intérêts stratégiques de la Turquie et que l'avenir des relations politiques avec l'Iran n'est pas compromis.