Mais la pratique ne se limite pas au seul désir de transmission. Il y a aussi, naturellement, un besoin de graver son passé dans l'écriture et d'envisager sa propre vie pour en tirer les enseignements que la sagesse est censée permettre avec l'âge. C'est sans doute dans cet esprit de témoignage et de méditation que le docteur Messaoud Djennas s'est livré à l'exercice, publiant ses mémoires chez Casbah Editions, avec un titre à la fois beau et évocateur : Vivre, c'est croire. L'ouvrage porte sur une période qui embrasse presque tout le siècle dernier, soit de 1925, année de naissance de l'auteur, à 1991, moment où il quitte le service d'ophtalmologie du CHU de Beni Messous, qu'il a dirigé pendant vingt ans à l'issue d'une carrière médicale publique pour le moins brillante. L'homme est, en effet, connu d'abord en tant que docteur et des milliers de personnes peuvent aujourd'hui se souvenir des soins qu'il a prodigués à leurs yeux. C'est la vue préservée, parfois retrouvée, dans un véritable sacerdoce. La notoriété de ce praticien émérite, qui exerce encore, ne se limite pas à l'Algérie mais embrasse le monde où il dispose d'une large reconnaissance de ses pairs. Mais dans ses mémoires, c'est aussi l'homme qui se dévoile, nous permettant de découvrir son riche parcours, avec et sans la blouse blanche. Il a, en effet, traversé l'histoire moderne de l'Algérie et sa série d'évènements heureux ou douloureux, ces derniers hélas plus nombreux, et à ce titre, la chronique de sa vie est aussi celle du pays. Peut-être même celle du pays d'abord, car ces mémoires, en livrant une vie sans en cacher tous les aspects, sont d'une grande humilité et ne cèdent ni au nombrilisme ni à l'étalage. Messaoud Djennas, né en octobre 1925 à El Aouana (w. de Jijel), n'a que cinq ans quand sa famille le ramène à Alger. C'est la découverte, au moment même du centenaire de la colonisation, de Belcourt, quartier pittoresque de la capitale, charriant son lot de joies arrachées à la misère et à l'injustice. Son passage dans les écoles Olivier de ce quartier, puis Sarrouy de La Casbah ensuite au lycée Bugeaud (aujourd'hui Emir Abdelkader) en passant par le collège de Médéa et la médersa d'Alger donne lieu à un récit remarquablement précis de ces institutions scolaires et de la vie des élèves «indigènes» pour qui le savoir est un enjeu capital, sinon vital. L'année 1945 et ses évènements terribles sont pour le jeune Djennas, comme pour tous les gens de sa génération, un tournant capital. Le sentiment nationaliste va muer radicalement vers la solution révolutionnaire. Déjà adhérent du Parti du peuple algérien ( PPA) clandestin depuis l'âge de 17 ans, il participe à la marche du 1er mai 1945 à Alger, rue d'Isly (Ben M'hidi) où des manifestants furent fusillés. Recherché, il se réfugie dans la ferme de ses parents près de Jijel où il sera finalement arrêté. C'est l'apprentissage de la prison politique de mai 1945 jusqu'à mars 1946, du fait d'une loi d'amnistie. Il aura connu ainsi plusieurs établissements dont la terrible Serkadji mais aura découvert surtout les vertus de la solidarité et la véritable école révolutionnaire qu'était la prison. Il raconte d'ailleurs des anecdotes émouvantes et significatives sur cet univers qui permit aux jeunes Algériens de régions différentes de se connaître et de nouer des liens d'une force inébranlable. Il rejoint la médersa d'Alger et réussit à prendre des cours dans une école du soir tenue par des enseignants français dévoués. Il obtient le baccalauréat en 1948 sans avoir jamais cessé son activité militante. Il a 23 ans et, grâce au soutien de son père, il peut se rendre à Montpellier pour étudier la médecine, là même, précise-t-il, où ouvrit la première faculté de médecine de France «sous l'influence de la médecine arabo-musulmane». C'est la découverte d'un nouveau monde qui ne le coupera jamais pourtant de ses racines mais dont il saisit toutes les opportunités culturelles. Il a notamment pour compagnon d'études feu Ahmed Aroua qui deviendra médecin écrivain. Avec lui et d'autres étudiants algériens, il participe à la création de l'Union générale des étudiants musulmans algériens (Ugema), rattachée au FLN. Suite à la grève des étudiants du 19 mai 1956, il arrête ses études de spécialité et rejoint Alger où il exerce dans un cabinet à l'orée de La Casbah, à 100 m de son ancienne école primaire où il vit de près la Bataille d'Alger. Suite à la grève des 8 jours en 1957, il est de nouveau arrêté et fait le tour des camps de concentration. Là encore, le récit des solidarités est extraordinaire. Djennas rapporte des anecdotes révélatrices comme celle où il met en relation une histoire de corvées et de balais (p. 279) et le fait que les Algériens aient rarement eu les dirigeants qu'ils méritent. Dans cet univers concentrationnaire très dur, le devoir de tenir moralement amène les prisonniers à des situations parfois cocasses. Ainsi, l'apprentissage du jeu de bridge, «aristocratique» précise l'auteur, au milieu des pires sévices. Ou encore, les activités artistiques et poétiques réalisées avec des moyens d'infortune. Djennas, ainsi, s'essaya dans le camp de Bossuet à la miniature. La galerie des personnages, qui défilent dans ce monde, paraît tellement littéraire qu'il faut parfois se convaincre qu'il s'agit de personnages réels. Après près de deux ans d'internement, Messaoud Djennas est libéré, et il peut regagner Montpellier où il passera avec succès sa thèse (juillet 1959). De là, il gagne le Maroc sur instruction du FLN. A l'indépendance, il reprend ses activités médicales, dédaignant les sollicitations et tentations politiques, entièrement voué à la médecine. Ses mémoires peuvent se lire sur un triple plan : le plan personnel, raconté humblement et avec même une sorte de détachement ; le plan historique qui permet une lecture vivante de l'histoire récente de l'Algérie et enfin, le plan professionnel consacré à la médecine algérienne à ses différentes étapes. Sur les trois volets, complémentaires et imbriqués, il va de l'anecdote au général avec un ton mesuré et parfois un humour quasi britannique, comme le récit, alors qu'il terminait ses études, de sa consultation auprès d'un radiesthésiste, dont le diagnostic fut confirmé par d'éminents professeurs et dont il avoue avoir été troublé ! D'autres passages, plus douloureux, comme le décès de sa mère, sont racontés avec une pudeur de sentiments qui, paradoxalement, en renforce le trait. D'une lecture agréable et aisée, ces mémoires méritent d'être lus par ceux qui veulent mieux comprendre l'Algérie au cours du siècle qui l'a tant marqué, par aussi tous les professionnels ou étudiants en médecine, ainsi que par tout lecteur sainement curieux de la vie des autres. Et, en bon ophtalmologue, le docteur Djennas ne nous livre pas seulement une autobiographie mais une vision du pays, de la société, de la culture et du monde.