En ce beau juillet 1969, date que l'on devrait porter dans les belles pages d'histoire de l'Algérie indépendante, des diseurs, des chanteurs, des conteurs, des danseurs, des griots, des troupes théâtrales, des musiciens, des photographes, des cinéastes, des journalistes, des militants des grandes causes alors en devenir…, se sont mêlés aux enfants en culotte courte, aux petites filles aux grands yeux noirs, aux femmes, aux badauds, aux étudiants, aux agents de l'ordre débonnaires et aux garçons de café souriants. La musique montait au ciel, l'exultation était délirante. On dansait dans les rues et les cafés, les youyous des femmes se répandaient dans la baie. J'ai vu Myriam Makeba lancer de la salle Atlas le plus beau feulement que la terre d'Afrique ait produit, Marion Williams, Nina Simone, Sheikh N'Dao, le Roy Jones et Archie Shepp produisant dans le feu de l'improvisation, avec des musiciens touareg et des cheikhs du guellal, une musique qui fera date. L'Algérie était heureuse. Des phrases assénées faisaient parfois irruption à l'écran en immenses lettres «La culture, c'est une culture que le peuple ne subit pas mais fait lui-même» ou bien «La culture est un outil de notre émancipation ; elle nous donne la force de résister». Durant près de deux heures, je me suis retrouvée au temps où tout était encore possible, où tout était à venir. Alger la nuit, les stades, la salle Atlas, la Grande Poste, les rues noires de monde. Alger le jour, Diar El Mahçoul, l'immense esplanade de Climat de France débordant d'une foule en délire, les Algéroises comme de jolies mouettes blanches recouvertes de leur haïk et de leur voilette en dentelle. L'Algérie était belle. L'Algérie chantait haut. Et puis surtout, elle se retrouvait. Car si l'on parle beaucoup du Panaf en tant que rencontre avec l'Afrique, de la découverte culturelle de notre appartenance au continent, c'était aussi en ces jours euphoriques de juillet 1969, la rencontre avec nous-mêmes, la rencontre avec notre patrimoine. Beaucoup d'entre nous découvraient pour la première fois les expressions culturelles de l'ensemble du pays. Nous avions été exilés sur nos propres terres, exilés et séparés, tenus loin les uns des autres. Voilà que nous apparaissions enfin les uns aux autres. Voilà que se mêlaient devant nous nos fantasias aux cavalcades épiques, nos chants des Aurès aux émotions a capella, nos orchestres andalous aux raffinements sans pareils, nos peintres dont les signes avaient déjà intégré l'Afrique, nos écrivains, nos poèmes populaires et nos danses de Kabylie, des Hauts-Plateaux, du Hoggar, du M'zab et d'ailleurs. Comment oublier — le film de Klein ne la montre pas —, cette fameuse troupe de Alaoui, incarnation de notre fierté ancestrale avec ses guerriers-danseurs ? Hélas, les réveils et les sorties de cinéma sont parfois brutaux surtout lorsque l'on constate l'étendue du désastre et tout ce que l'on a perdu. «le mal que l'on nous a fait» est immense.Vous qui avez enchanté les rues et le peuple d'Alger, lorsque l'espoir parlait haut, vous qui avez dansé dans les rues d'Alger grouillant de monde, qu'êtes- vous devenus ? Que s'est-il passé ? Qui a abdiqué devant la déraison et les alibis obscurs pour que de tels trésors d'espoir s'évanouissent, laissant la place à la déception, à l'amertume et au chagrin ? Comment un peuple dépossédé de lui-même saura-t-il retrouver la joie de vivre ? Comment rendre à une jeunesse ce qui lui a été confisqué sans qu'elle le sache, remplacé par le t'bezniss, la malvie, les horizons bouchés, l'individualisme, l'indifférence, le paraître, le zapping, l'absence de goût de l'effort et la méconnaissance totale de ce qu'elle est ? La débrouille a pris la place des projets de vie construits. Un poète, Mohamed Sehaba, disait, il y a quelques jours dans ces colonnes mêmes : «Le peu de culture qui nous restait a été profané.» Profanés aussi ont été la mémoire, la joie, la dignité et l'avenir. On ne décide pas dans les bureaux et officines guindés et sans âme de faire faire de force la fête au peuple lorsqu'il n'a pas le cœur à cela. Jamais je n'ai vu comme en cette période, tant d'artistes, de musiciens, de poètes et d'écrivains malheureux déçus et désabusés ; attendant vainement une reconnaissance qui ne vient pas ; des intellectuels, des hommes et femmes de science brillants. Vivant le désarroi et l'incertitude avec le sentiment d'être rejetés, inutiles à leur pays au moment où il a le plus besoin d'eux en vérité. Comment un pays peut-il continuer à écarter avec une telle constance ce qui représente non seulement le meilleur de lui-même mais plus encore ceux par lesquels ses lendemains devront passer ou ne seront pas ? Mais pour comprendre cela, il faut beaucoup plus que des décisions froides et bureaucratiques et plus encore que ces générosités et largesses de façade qui arrosent ailleurs, là où rien ne saurait germer. Aujourd'hui exilés en nous-mêmes, l'Algérie du Panaf est encore quelque part en chacun de ceux qui l'on aimée, qui continuent de croire et de cultiver le souvenir en portant son présent. Que ceux qui l'ignorent ou l'ont oubliée se le disent! Le PANAF en 2009 ! Nous apprenons qu'il est très sérieusement question de réorganiser le Festival panafricain en 2009 à Alger. Le projet serait déjà sur les tablettes institutionnelles. Après le premier en 1969, il avait fallu attendre 1977 pour que le Nigeria prenne le relais. On ne dispose que de peu d'informations sur cette seconde édition de Lagos où le Panaf était devenu le Festac (Festival for Black Arts and Culture). Depuis, plus rien, sinon les rencontres panafricaines par discipline, plus ou moins régulières. Ainsi, 40 ans après, la culture et les arts du continent pourraient regagner Alger. Un retour aux sources dans un monde complètement différent, privé des certitudes et des illusions aussi qui marquaient la fin de la période des indépendances. Comment sera-t-il conçu en 2009 ? Aura-t-il le formidable caractère populaire qui l'avait porté dans une liesse sans pareille ? Echappera-t-il aux rigidités et formalismes ? Disposera-t-il d'une programmation rigoureuse et ponctuelle et d'une large information des publics qui font défaut aujourd'hui ? Saura-t-il aussi faire oublier certains points négatifs du premier Panaf ? Car dans son formidable succès, il en eut : le Manifeste issu du Symposium sur la culture africaine était resté lettre morte. Marguerite Taos Amrouche avait été empêchée d'y participer (El Watan, 20 nov. 2006). Surtout, aura-t-on avancé suffisamment pour que l'événement ne devienne, comme pour «l'Année de l'Algérie en France» ou «Alger, capitale de la culture arabe», une tentative de régler de manière fébrile et circonstancielle des questions finalement permanentes comme la multiplication et la bonne gestion des espaces culturels, la mise en place de mécanismes d'aide à la création, la promotion des œuvres et des artistes, etc. ? Sinon, tous les événements culturels sont les bienvenus. *Le film a été projeté le 16 mars dans le cadre du cycle consacré au réalisateur William Klein par le ciné-club hebdomadaire de l'association Chrysalide.