Beyrouth (Liban) : De nos envoyés spéciaux «Elle est en bois», sourit le sunnite aux yeux malicieux, avec une pointe de fierté dans la voix avant d'expliquer : «Je l'ai perdue durant la guerre civile (1975-1990). Je tirais avec ma douchka (ndlr : mitrailleuse russe) sur les chrétiens quand un obus m'a touché. Là-haut, sur cet immeuble, à 200 m environ», ajoute l'homme, petit, avant de pointer du doigt une tour abandonnée qui domine le port, encore balafrée par des trous d'obus et de balles. Durant neuf ans, Ali, dont la moustache et les cheveux gris trahissent ses 50 ans, a liquidé ses ennemis. Sans pitié. «J'en ai tué beaucoup. Je ne regrette pas.» Puis, il y a eu la paix en 1990 après quinze ans de conflit. Espoir d'une vie meilleure. Espoir déçu. L'ancien combattant sunnite qui vivote en multipliant les petits boulots sent les démons de la guerre et du communautarisme ressurgir au Liban. «C'est la déprime. Il n'y a plus de travail. Plus d'avenir. La ligne de front qui divisait notre ville et qui passe à deux pas de mon quartier est de nouveau dans les têtes.» S'il le pouvait, Ali partirait. Très loin. «Ça va péter», soupire-t-il, fatigué par cette tension interconfessionnelle qui a déjà fait plusieurs victimes depuis le début de l'année. Fatigué de la présence de l'armée libanaise qui quadrille Beyrouth 24 heures sur 24 avec ses chars. «Mais cette fois, la guerre ne sera pas pour moi. Je laisse ça aux jeunes.» Les tentes du down-town A ses côtés, Samir, sunnite lui aussi, opine du chef. Lui est prêt à prendre les armes pour défendre son quartier. Comme les anciens de 1975. Un retour en arrière que dénonçait le cardinal Boutros Sfeir : «Les jeunes sont en train de s'habituer à se haïr réciproquement», affirmait haut et fort le 76e patriarche de l'Eglise maronite. Ce que confirment Ali et Samir : le fossé entre les progouvernementaux de l'alliance du 14 mars et les antigouvernementaux de l'alliance du 8 mars se creuse de plus en plus. «Ceux de l'opposition ne sont d'ailleurs pas loin d'ici», poursuit Samir. «Vous ne pouvez pas les manquer. Depuis le 1er décembre, ils campent dans des centaines de tentes au cœur de Beyrouth. Ils vont finalement démonter le campement de fortune.» Les habitants du centre de Beyrouth lâchent un long soupire de soulagement. Enfin cette petite ville dans la ville, faite de bric et de broc, qui nargue les immeubles fraîchement reconstruits où se nichent appartements luxueux, ministères et boutiques de marques, va disparaître. L'occasion de faire un dernier tour : «Bienvenue dans le village de l'opposition», dit Michel, étudiant maronite, qui vit depuis plus de trois mois dans cet énorme sit-in sauvage où cohabitent, chacun de leur côté, chiites du Hezbollah et d'Amel et chrétiens du général Aoun. Les premiers, drapeaux jaunes, sur la place du jardin de la Réconciliation. Les seconds, drapeaux oranges, sur la rue Bechara Al Khoury et sur l'avenue de Damas. Entre eux, une église détruite, vestige de la guerre civile. Tout un symbole… Etonnante cette alliance entre Nasrallah, le pro-syrien, et Aoun, le dernier général libanais à avoir combattu les Syriens ? «Pourquoi ?», réagit le chrétien Daniel, 25 ans, chômeur. «Nous voulons tous les deux le départ du Premier ministre Fouad Siniora. C'est une marionnette entre les mains des Américains et des Israéliens.» Pendant des mois, tous les soirs, les campeurs de l'alliance Hezbollah-Aoun viennent écouter les discours enflammés de leurs leaders sur une place improvisée au pied d'un immeuble. Avec tribune, écran géant, feu d'artifice tiré contre les bureaux de Siniora. Un slogan projeté sur les murs des ministères alentours : «Le gouvernement avant la justice internationale.» L'armée sur le qui-vive En clair , oui à la formation d'un gouvernement d'union nationale, mais non au Tribunal international chargé de juger les assassins de l'ancien Premier ministre Rafic Hariri. Il avait été tué le 14 février 2005 dans un attentat à la voiture piégée. «Tant qu'on n'aura pas la peau de Siniora, on ne bougera pas», insiste le chiite Hakim, 17 ans, la tête noyée dans la fumée de son narguilé. Même discours tranché de la part de la chrétienne Sandra, qui porte une paramilitaire noire : «On est déterminé. On exige un nouveau Liban.» Qu'en pense la jeunesse gouvernementale où se mélangent sunnites, druzes et chrétiens maronites ? «Qu'ils crèvent sous leurs tentes, les opposants», tranche Samir, la vingtaine, sans emploi. «Nous, on la veut cette justice internationale. Il faut faire la lumière sur la mort de Hariri. La Syrie et les Libanais pro-syriens doivent rendre des comptes. C'est le seul moyen pour que notre pays vive en paix», ajoute ce jeune homme rencontré sur la place des Martyrs de Beyrouth. Elie, 20 ans, observe le «cirque libanais de loin». Loin du champ de tensions entre pro et antigouvernementaux. «Je ne roule ni pour les uns ni pour les autres», témoigne cet étudiant, croisé au Torino, un bistrot du centre-ville. «Notre drame est le communautarisme. En dehors du clan, tu es perdu. Une grande partie de ma génération veut en finir avec ces familles libanaises qui ont pris en otage le pays depuis l'indépendance en 1943.» Céline, chrétienne, en a aussi gros sur le cœur. «Nous en avons marre des Siniora, des Hariri, des Nasrallah et des Aoun», crie cette publicitaire de 22 ans, rencontrée dans un bar. «On ne veut plus entendre parler des Jaja, des Joumblatt, des Berri, des Gemael. Nous, on veut vivre.» Même son de cloche de la part de Rachel, la vingtaine également. «Notre souhait, c'est le changement. On en a assez de ce blocage politique qui n'augure rien de bon. J'ai fini l'université il y a six mois. Depuis, je n'ai pas trouvé d'emploi. S'il le faut, je voterai Hezbollah. Il faut que ça change», ajoute la jeune femme maronite dont l'ami est chiite. «Mon terroriste à moi», plaisante-t-elle en narguant son copain. Lui, rétorque : «Es-tu sûre de donner ta voix au parti de Nasrallah ? Tu es vraiment prête à choisir entre la peste et le choléra ?» – Demain : Au cœur de la génération Hezbollah