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Disparitions . Christian Bourgois et Julien Gracq
Publié dans El Watan le 03 - 01 - 2008

Figures tutélaires des lettres françaises – au même titre que Maurice Blanchot, Claude Simon ou Nathalie Sarraute – ils furent exemplaires d'un certain rapport au monde.
Christian Bourgois, est né en 1933 dans le sud de la France, après des études de sciences politiques abandonne une carrière dans l'administration pour se lancer à la fin des années 50 dans l'édition parisienne. Il dirige un temps les Editions Julliard avant de fonder sa propre maison en 1966. Dès lors, s'ouvre un des plus beaux chapitres de l'édition mondiale. Que l'on songe : en près de quarante ans d'édition, d'abord au sein des Presses de la Cité puis, à partir de 1992, en toute indépendance, mais aussi dans la fameuse collection de poche 10/18 qu'il dirigea de 1968 à 1992, Christian Bourgois construisit l'un des plus prestigieux catalogues littéraires. Un modèle du genre. De Boris Vian à Fernando Pessoa, de William Bouroughs jusqu'à Jim Harrisson, de Hanif Kureishi jusqu'à Toni Morrison, il fit preuve d'une rare assurance littéraire, qui mêla intelligence et goût, exigence et audace. Christian Bourgois eut aussi un flair incroyable avec la publication entêtée de l'œuvre de J. R. R Tolkien, l'auteur du fameux Le Seigneur des Anneaux qu'il imposa au fil des années, malgré les échecs du début et qui assura au final la pérennité de sa maison d'édition. D'un abord austère, voire froid, d'une élégance discrète, abrité derrière des lunettes à fortes montures, il assuma personnellement tout au long de sa vie la variété de ses choix éditoriaux qu'il unifia sous la marque de ses livres, reconnaissables entre tous par leur format et le graphisme des couvertures. Si, dans les médias il reste comme l'éditeur courageux des Versets sataniques de Salman Rushdie, il accompagna ces dernières années, entre autres, deux figures majeures de la littérature contemporaine,le portugais Antonio Lobo Antunes, et espagnol Enrique Vila Matas. Pour nous Algériens, on se souviendra aussi que Malek Alloula y publia son premier recueil de poésie Villes et autres lieux en 1979 et qu'il en fut un proche collaborateur depuis 1969. Christian Bourgois magnifia la raison d'être de son métier : être un passeur de son temps. «La dernière très forte impression de lecture que j'ai ressentie m'a été causée, il y a sept ou huit ans, par Le Seigneur des Anneaux, où la vertu romanesque ressurgissait intacte et neuve dans un domaine complètement inattendu.» écrivait Julien Gracq à propos de Tolkien. Comme un écho complice et amusé à Christian Bourgois.
Né en 1910, Julien Gracq fut un seigneur des lettres. Agrégé d'histoire-géographie, son œuvre, presque secrète, exigeante, d'un magnifique classicisme que venait heurter de subtils échappées fantastiques ou surréalistes, son œuvre refléta donc le mouvement chaotique du XXe siècle. Une œuvre étonnamment réduite aussi, à peine quatre romans, un recueil de nouvelles et quelques ouvrages d'introspection littéraire ou de divagations paysagères et urbaines dans des villes qui comptèrent pour lui, comme son extraordinaire La Forme d'une ville consacré à la ville de Nantes où il étudia, ville de Jules Verne, un de ses maîtres. Julien Gracq cultiva tout au long de sa vie un rapport au monde à la fois engagé et distancié. Proche des surréalistes à ses débuts, témoin privilégié de la 2e Guerre mondiale, ses romans – notamment Un Balcon en forêt – traduisent une inquiétude fondamentale face au mystère du monde où la tragédie des hommes s'incarne dans une atmosphère étrange presque fantastique. A l'instar de Claude Simon, son exact contemporain, son écriture mêle cette conscience douloureuse des enjeux d'une époque et le travail laborieux, incessant, nocturne et joyeux sur la langue, les mots, l'imaginaire. Mais Julien Gracq, comme Christian Bourgois cultiva une distance au monde fascinante. En 1950, dans un court et percutant essai, La Littérature à l'estomac, il attaquait violemment le jeu des prix littéraire et la comédie humaine de l'édition parisienne, il dénonçait le règne du paraître dans un monde et une époque où l'on traque ce que disent les écrivains, comment ils s'habillent, comment ils mangent plutôt que ce qu'ils écrivent. L'auteur plutôt que l'œuvre, la pose plutôt que l'être. Fuyant les honneurs et la gloire factice du milieu littéraire, Julien Gracq – ironie de l'histoire – se voit attribuer en 1951 le prix Goncourt pour son roman Le Rivage des Syrtes. Il le refusa naturellement. De même, il demeura fidèle à son unique éditeur, José Corti, et développa une idée presque aristocratique de son travail, refusant ainsi que ses livres paraissent en poche. Depuis une trentaine d'année, il vivait dans son village natal, renonçant aux invitations, excluant toute célébration de son œuvre, Julien Gracq et Christian Bourgois, morts la même semaine, les 20 et 22 décembre 2007, érigèrent en art de vivre la discrétion, l'engagement, la distance, le refus des honneurs. Ils accordèrent une toute puissance aux mots, à l'imaginaire, loin du bruit de la machine médiatique et de ses nombreux avatars. Une foi absolue en l'absolu littéraire. L'œuvre d'une vie.


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