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Issiakhem : Il aurait sans doute ri !
Publié dans El Watan le 14 - 12 - 2018

M'hamed Issiakhem est au cœur d'une légende à trois dimensions où parfois les regards s'égarent.
Il y a toujours quelque chose d'étrange à approcher une légende vivante, quelque chose qui pourrait ressembler à l'effet Larsen en acoustique décrit comme la production d'un son involontaire provoqué par la trop grande proximité entre un appareil émetteur et un appareil récepteur.
A bien des égards, M'hamed Issiakhem était une légende et même plusieurs parmi lesquelles se croisent et s'interpellent une légende humaine, une légende artistique et une légende populaire.
La légende humaine est bien connue, si dramatique qu'on la croirait écrite par un Shakespeare des temps modernes. Celle de cet enfant si remuant (on dirait aujourd'hui hyperactif) né en Kabylie et vivant à Relizane où sa famille s'était installée. En 1942, eut lieu le débarquement des Alliés en Afrique du Nord.
L'année suivante, le petit M'hamed volait une grenade dans un dépôt de l'armée américaine. Il manipule l'engin, entraînant la mort de deux de ses sœurs et d'un neveu et perdant son bras gauche. Un traumatisme fondateur, diront les spécialistes en psychologie de l'art.
La légende artistique, il la doit à son œuvre habitée par sa légende humaine et donc tourmentée à travers un univers à la fois violent et mélancolique où le monde et ses êtres éclatent en abstractions diverses.
On y voit souvent la trace de sa main droite apposée directement sur la toile, signature corporelle en rappel de l'explosion originelle, en témoignage de son double disparu et en suggestion du fait qu'un membre amputé continuerait à vivre dans la conscience et même la perception de celui qui l'a perdu.
Triangle existentiel
Quant à la légende populaire, il l'a forgée dans sa vie quotidienne, au fil de dizaines d'anecdotes nées de ses fréquentations dans tous les milieux à Alger, Oran mais aussi en maints autres endroits du pays.
Dans la même journée, Issiakhem pouvait rencontrer un ministre, un grand professeur de médecine, des pêcheurs, des chômeurs et il bénéficiait, tout particulièrement auprès des «petites gens», d'un respect et d'une affection que j'ai pu constater en plusieurs circonstances. Ces trois légendes forment une sorte de triangle existentiel au milieu duquel se dresse le personnage.
Aussi, le prendre par un seul angle de cette géométrie biographique rend impossible sa compréhension. De plus, une légende est une légende, soit la production d'une impression empruntant à la réalité les éléments de son récit mais nécessairement fantasmée. Je connaissais à peu près tout cela quand je suis entré dans le journalisme.
Mais ce que je savais surtout tenait alors de l'amitié de mon père avec Si M'hamed. Je n'ai jamais su où et comment ils s'étaient connus, d'autant que les pistes étaient brouillées par la multiplicité des milieux qu'ils fréquentaient.
Et pour avoir interrogé l'un et l'autre à ce propos, ils ne se souvenaient pas eux-mêmes de leur première rencontre. La mienne avec Si M'hamed, que je n'avais jusque-là aperçu que de loin lors de vernissages, commence par des sonneries répétées à la porte de l'appartement familial un jour de grasse matinée.
Il se tenait devant moi, un grand paquet sous son bras et me dit : «Tiens, remets çà à ton père». Puis, il fit volte-face et partit, ne me laissant pas même le temps de lui dire que je savais qui il était, que j'étais honoré, etc.
En entrouvrant l'emballage de papier kraft, je confirmais qu'il s'agissait d'une peinture, en fait une moyenne au format «quarante figures» et une petite. J'étais heureux de contempler ces œuvres en pensant qu'elles allaient rejoindre les murs de la maison.
Lien ombilical
Mais quand mon père revint à la maison, il entra en colère, répétant : «Mais quel imbécile !» J'étais choqué qu'il puisse parler ainsi du grand peintre. Il m'ordonna de me rendre chez un ami qui habitait le quartier et possédait une voiture pour rendre les toiles.
J'essayais de l'en dissuader mais il me fusilla du regard. C'est cet ami qui m'expliqua, sur le chemin vers Bains Romains, que mon père avait «dépanné» l'artiste un soir sans attendre de retour. J'ai remis les toiles à une dame que je supposais être l'épouse du maître.
Quand je revis Issiakhem dans un cadre journalistique, cette anecdote revint et il me fit comprendre, d'un haussement d'épaule affectueux, qu'il se retenait de dire ce que mon père avait dit de lui en découvrant les toiles à la maison.
Il avait l'habitude d'offrir des œuvres et, s'il n'a pas négligé ses intérêts, on ne peut pas dire qu'il a «géré» sa carrière, laissant souvent ses coups de cœur l'emporter. De là, de nombreuses rencontres eurent lieu entre nous, y compris deux soirées mémorables chez lui.
Ainsi, je complétais l'image de son triangle existentiel, renforcée par la lecture de textes, tels ceux de Benamar Médiene qui a particulièrement rapporté, pour les avoir connus de près, le lien ombilical entre Kateb Yacine et Issiakhem.
Première exposition personnelle
On ne parlait pas encore de «résilience» à l'époque mais j'ai souvenir d'avoir croisé Si M'hamed près du marché Ferhat Boussaâd (ex-Meissonnier). Il courait vers on ne sait où et il m'avait lancé, après de rapides saluts et un sourire ironique : «Tu devrais aller voir ce film-là !»
J'allais dans la direction du cinéma Sierra Maestra et, passant devant, quelle ne fut ma surprise en voyant l'affiche du jour, celle d'un western-spaghetti de 1970, plus connu pour son titre que sa qualité : Sartana si ton bras gauche te gêne, coupe-le.
L'humour sarcastique et débridé du maître était connu, y compris sur son propre état physique car il serait aberrant de parler d'infirmité pour un homme aussi actif et aussi créateur. Une anecdote courait parmi des dizaines d'autres sur son séjour en Allemagne où aurait d'ailleurs eu lieu sa première exposition personnelle en 1959, à la galerie Donilstraz de Leipzig.
Il vivait alors avec Mohamed Zinet, auteur du film culte Tahia ya Didou, et le journaliste Mohand Saïd Ziad qui fut l'un des fondateurs de Radio-Berlin en langue française. Ils étaient pris en charge par la RDA en solidarité avec l'Algérie en lutte.
On rapportait qu'Issiakhem avait été convoqué à Paris au siège de l'UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens) par Belaïd Abdesslam au motif qu'il n'avait pas approuvé une motion politique importante. Et l'artiste de lui répondre, en agitant son seul bras : «Mais Belaïd, elle a été votée par applaudissements !»
Pouvoir de la création artistique
Bien sûr, toute son œuvre est marquée par son amputation accidentelle et pas seulement, puisque celle-ci s'accompagnait de pire : un terrible sentiment de culpabilité pour la perte d'êtres chers qu'il avait involontairement provoquée et qu'amplifie dans ses toiles la représentation quasi-obsessionnelle de la mère au regard si insupportablement triste, puissant et réprobateur.
Je me suis toujours demandé si ce que l'on dit du pouvoir de la création artistique, capable d'absorber les douleurs et de résorber les traumatismes, n'avait pas pleinement joué son rôle dans le cas d'Issiakhem. Je n'ai jamais osé le lui demander mais il y a fait allusion une fois, rapidement, concluant par : «Tu vois, la vie c'est parfois marche ou crève.»
Et il a marché dans sa vie, produisant une œuvre riche et originale et s'adonnant à d'innombrables activités comme celle de dessinateur de timbres, d'affiches, de billets de banque et même de portraits-robots pour la police ! Trop souvent, on a réduit son art à son traumatisme d'enfant.
Un jour, lors d'une exposition, j'avais entendu quelqu'un établir un lien «profond» entre l'oreille de Van Gogh et le bras d'Issiakhem. J'avais répondu à ces effroyables propos dans Parcours maghrébins.
Outre que le premier s'était volontairement mutilé, j'étais scandalisé que l'on puisse réduire un peintre à ses malheurs dans une sorte de pitié morbide et pseudo-intellectuelle qui négligeait ses mérites artistiques. Si l'explosion d'une grenade suffisait à donner du talent à ses survivants, la planète serait peuplée d'artistes !
Ainsi, les légendes censées grandir leurs sujets peuvent aussi cacher leur grandeur réelle et même leurs œuvres. Et sans doute Issiakhem aurait ri de son rire tonitruant en lisant qu'il pouvait être une légende.


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