L'image est inédite : Amar Lachab, Hassan Saïd et Boudjemaâ El Ankis, trois grands maîtres du chaâbi, sur scène, pour un petit tour de chant. C'était mardi soir, au théâtre national Mahieddine Bachtarzi (TNA) à Alger, lors de la clôture de la quatrième édition du Festival national de la chanson chaâbi. Khalida Toumi, ministre de la Culture, était parmi les artistes et a encouragé Amar Lachab qui chantait Bellah alik ya el goumri. Amar Lachab, qui a gardé intact une voix pure, a entamé le chant timidement avant de se lancer, soutenu par une salle archicomble. Bellah alik ya el goumri, Nesthal el kia, Hasdouni hata fi chemaâti ont fait, entre autres, la réputation de Amar Lachab, cet élève de M'hamed El Anka. Hassan Saïd, en dépit d'une fatigue apparente, a, lui aussi pris le micro et interprété un petit insiraf, Salihoumoumi, avant de souhaiter une bonne fête de l'Aïd aux présents. Boudjemâa El Ankis qui, à 82 ans, est le doyen des maîtres du chaâbi, a émerveillé le public avec son célèbre Rah el ghali, l'une des plus belle chanson d'amour du répertoire chaâbi. Comme avec Amar Lachab, le public a accompagné Boudjemaâ El Ankis dans son interprétation. Khalida Toumi en a fait autant. La 4e édition du Festival national de la chanson chaâbi a rendu hommage à Amar Lachab (77 ans), à Hassan Saïd (78 ans) et au regretté Hadj Mrizek. Abdelkader Bendamèche, commissaire du festival, a rappelé quelque peu l'itinéraire des deux artistes encore en vie. Hassan Saïd a, dans les années quarante, beaucoup appris de Hadj Mrizek, Khelifa Belkacem, Hadj Menouar et M'hamed El Anka. Othmane Bouguetaïa a permis au jeune Hassan Saïd d'entrer, en 1953, à la radio et de faire ses premiers enregistrements. « Mahboub Bati, l'une des colonnes vertébrales de la culture algérienne, a aidé Hassan Saïd en lui écrivant des chansons, dont Ghodhban ala hbabi », a noté M. Bendamèche, qui a relevé que Hassan Saïd a connu également un grand succès avec la reprise de Sefet el chemaâ ouel kendil et de Rachda. Selon lui, Amar Lachab a connu presque le même itinéraire que Hassan Saïd ; tous deux avaient été les premiers élèves d'El Anka au conservatoire d'Alger. Natif de Bir Djebah, dans La Casbah d'Alger, Amar Lachab a grandi au milieu d'une famille de mélomanes, dont son frère Noureddine. « Les rencontres et le hasard jouent un grand rôle dans la vie des artistes. Amar Lachab a eu la chance de rencontrer Mouloud El Bahri, Mouh Kanoun et Sid Ahmed Lekhal qui l'ont appuyé et aidé à découvrir l'univers de la radio », a expliqué A. Bendamèche. Ala Ersoul el hadi fut la première chanson enregistrée à la radio par Amar Lachab avant d'enchaîner avec Brahim el khalil (interprétée également par le défunt Abdelkrim Dali) et Bellah ana berkani dont il a écrit les paroles. Abdelhakim Garami (auteur de Chehlet laâyani) a également soutenu Amar Lachab en écrivant pour lui Seghier ouana chibani. Mahboub Bati a, lui, écrit pour le jeune chanteur Nesthel el kia, premier prix du Festival de la chanson algérienne d'Oran en 1966. Lors de ce concours, El Hachemi Guerouabi et Boudjemaâ El Ankis étaient arrivés en deuxième et troisième positions ! Une vidéo évoquant la courte vie artistique de Hadj Mrizek (décédé à 43 ans en 1955), a été projeté. Arezki Chaieb de son vrai nom, Hadj Mrizek a joué de la derbouka avant de se lancer dans le chant. A la fin des années trente, il enregistrait, à Paris, Yal qadi et El bla fel kholta, devenus des succès. Autant qu'El Mouloudia au début des années cinquante, puisque Hadj Mrizek était un fan du MCA. Zoulikha Chaieb, fille unique de Hadj Mrizek, a pris la parole pour remercier l'association des amis la rampe Arezki Louni (ex-Rampe Vallée) que dirige Lounès Aït Aoudia, pour avoir contribué à l'hommage au défunt maître. « C'était une résurrection dans le sens propre du mot. Je suis comme Alice au pays des merveilles », a-t-elle dit avant de recevoir un bouquet de roses et de rendre hommage à Ahmed Serri. Sur scène, Djallal Chanderli, animateur de la soirée, a présenté une mandole et une chéchia appartenant à feu Hadj Mrizek. « Cette mandole n'a pas été touchée depuis 55 ans », a-t-il dit. Avant l'annonce des résultats du concours, qui a vu la participation de 30 candidats venus d'une quinzaine de wilayas, Abdelhamid Djelouadji de Skikda, Cheikh Liamine Haimoun d'Alger et Abdelkader Ghlamellah de Mostaganem ont animé la soirée, chacun à sa manière. Abdelkader Ghlamellah, qui a pour idole Hassan Saïd, a impressionné les présents avec la reprise de Ghodban ala hbabi et Mal lehbib malou hadha chhal madja zar. « Je n'aime ces moments. Tous les candidats se valent dans leur niveau. Peut-être que l'année, prochaine, on va choisir une autre méthode d'évaluation », a estimé A. Bendamèche, avant de révéler les noms des onze lauréats. Le premier prix est revenu à Zoheir Ait Kaci (28 ans) d'Alger, le deuxième prix à Bensaber Boukherouba de Mostaganem et le troisième prix à Réda Bouriah de Paris. Le prix spécial du jury a été attribué à Djillali Benbouziane de Mostaganem. « J'invite tout le monde à essayer d'être interprète de ce chant ancestral qui relate notre histoire et qui est une fierté nationale. J'ai été choisi par le jury parce que j'ai peut-être chanté pendant quinze minutes mieux que le deuxième ou le troisième. Cela ne veut pas dire que je suis meilleur qu'eux dans l'absolu », nous a déclaré avec modestie Zoheir Ait Kaci. Selon lui, le secret de la réussite est lié au sérieux dans le travail et la préparation. « Le premier gain d'un candidat est d'affronter un public qu'il ne connaît pas, un public vaste », a ajouté cet ancien sociétaire de l'Association El Djazira d'Alger, qui s'est lancé dans une carrière artistique. Présidé par Boudjemaâ El Ankis, le jury a, pour rappel, pris plusieurs critères pour évaluer les candidats ; entre autres la mémorisation du texte, les possibilités vocales, la maîtrise de l'interprétation et du rythme, l'authenticité du texte et de la mélodie ainsi que l'habit. « Le chaâbi est l'âme du peuple algérien. Grâce à l'effort des grands maîtres, cet art n'a pas disparu, le colonialisme français n'a pas réussi à l'effacer. Aujourd'hui, ce genre musical n'est pas local mais national. Le chaâbi est notre blues ! », a observé Khalida Toumi. Hadj Mrizek, Hassan Saïd et Amar Lachab ne sont, selon elle, pas seulement des symboles mais des références et des piliers de l'art du chaâbi. « Les jeunes doivent s'en inspirer. Pour atteindre ce niveau artistique, il faut travailler correctement. Le don ne suffit pas. Les grands maîtres ont montré la voie en respectant leur art et en respectant leurs publics. Il faut marcher sur leurs traces », a ajouté la ministre de la Culture. Selon elle, le ministère a, en 2007, commencé à confectionner des coffrets collectant toutes les œuvres des maîtres du chaâbi. Abdelkader Bendamèche dirige l'équipe en charge du travail de collection. « C'est un travail de catalogage, d'inventaire de biens culturels et de vérification des textes et des partitions musicales. C'est une opération compliquée. Car, il y a aussi le problème des droits d'auteurs. A ce niveau, il est impératif d'engager des négociations », a indiqué Mme Toumi. D'après elle, des artistes aujourd'hui disparus ont mal géré leurs droits. Elle a cité l'exemple de El Hadj M'hamed El Anka dont la famille n'a pas réellement bénéficié de ces droits. Le Centre du patrimoine immatériel, toujours en projet, devrait, une fois achevé, être destinataire des œuvres musicales du chaâbi. Un musée sera également ouvert pour exposer les instruments, les cahiers et les objets des grands artistes. La prochaine édition du Festival national de la chanson chaâbi, institué par décret en 2005, aura lieu du 26 août au 7 septembre 2010 au TNA. Avoir à l'avance la date de la tenue de cette manifestation est le signe d'une parfaite maîtrise de l'organisation. C'est rare.