L'année 2013 est celle du centenaire de la naissance d'Albert Cossery. Nouvelliste et romancier francophone d'origine égyptienne, l'auteur est né au Caire en 1913. Il est décédé en 2008 à Paris, dans sa chambre de l'hôtel La Louisiane, à Saint-Germain-des-Près où il avait élu domicile depuis plus de soixante ans. En 1995, Albert Cossery a reçu le Grand prix Audibert pour l'ensemble de son œuvre qui évoque la sérénité, la quiétude et la plénitude. Et nous entraîne dans un univers «misérable», «impitoyable, poussiéreux, poisseux et, pourtant, profondément humain et tendre, des quartiers populaires du Caire, El Qahira ou Oum El Dounia (la mère du monde). Ce vaste espace qui prend l'allure d'une «Cour des miracles» où des êtres, que l'auteur a rencontrés et côtoyés, vivent dans le dénuement le plus total. L'écriture d'Albert Cossery met en perspective une philosophie et un «way of life» qui séduisent, déstabilisent, questionnent et viennent inévitablement bousculer les évidences et nos préjugés. La vision cossérienne incite à une remise en question des valeurs qui dominent notre monde et conditionnent nos représentations. C'est une incitation à «dépoussiérer» notre sens commun pour renouveler notre rapport au monde. De roman en roman, l'auteur met en scène des personnages fragiles, sensibles, courageux, fascinants, attachants et libres. D'histoire en histoire, des êtres se rencontrent, se regardent, se reconnaissent, se lient d'amitié et s'unissent autour de valeurs et d'objectifs communs pour marquer leur opposition à un monde où le matériel est érigé en dogme. Rafik (dans Les Fainéants de la vallée fertile) ; Samantar (dans Une ambition dans le désert) ; Haykal. (dans La Violence et la Dérision) ; Medhat (dans Un complot de saltimbanques), Gohar (dans «Mendiants et orgueilleux) et tous les personnages qui gravitent autour des héros cossériens sont décrits comme des êtres marginaux, indépendants et libres de tout engagement. Des êtres qui véhiculent la croyance selon laquelle «faire un métier, n'importe lequel, est un esclavage». Non conformistes, autonomes, affranchis, ces personnages émergent comme des individus qui ont «une tête, c'est-à-dire une liberté et capables de calculs et de manipulations…». Ils sont des acteurs à part entière qui définissent leurs propres valeurs et choisissent leur propre style de vie en déployant deux types de stratégie. Gohar, Rafik, Galal, Hafez et bien d'autres vont recourir à la stratégie de la non-conformisation par l'oisiveté qui se décline sous forme de paresse et de sommeil. Aussi, loin d'être improductive et négative, la paresse, «cette oisiveté pensante» revêt sous la plume d'Albert Cossery une connotation positive puisqu'elle est appréhendée comme une forme d'oisiveté indispensable à la réflexion et à la maturité. Cette posture est illustrée par Gohar, professeur de lettres et de philosophie à l'université. Après avoir pris conscience que son enseignement était basé sur le mensonge et l'hypocrisie, il décide de renoncer à son capital économique, social et culturel pour vivre dans la peau d'un «mendiant», dans un quartier pauvre du Caire. De temps à autre, il met son savoir-faire rédactionnel au service de Set Amina en écrivant des lettres aux femmes qui résident dans son bordel. Gohar est fasciné par ce lieu qu'il assimile à un espace où «la vie se montre à l'état brut, non dégénéré par les conformismes et les conventions établies». Pour ce personnage formidablement sympathique qui nous prend aux tripes, l'oisiveté est le symbole de la liberté. C'est le moyen par lequel il affirme son individualité et son choix de vie qui prend la forme d'une existence simple, sereine, authentique et dépouillée d'artifices et de faux semblants. Le sommeil renvoie à l'idée du retrait de la société. Les personnages qui animent l'histoire du roman Les Fainéants de la vallée fertile, Galal, Rafik, Hafez, considèrent le sommeil comme une «valeur suprême» car synonyme de refuge et de protection du monde des hommes. C'est un rempart contre l'ennui, l'exploitation, l'avilissement et l'esclavage. Le second type de stratégie concerne la non-conformisation par l'amusement et la dérision. Samantar, Heykal, Medhat, Heymour et Imtaz vivent dans la gaieté, la joie et la liesse, tournant en dérisoire tout ce qui les entoure et notamment la dimension oppressive des dirigeants qui les gouvernent. A la lumière de cette approche, la dérision, cet «instrument» de non-violence et de plaisir poursuit un double objectif. Primo, elle prend le sens d'une attitude contestatrice et de remise en cause de l'ordre politique et social établi. Quelques-unes de leurs tactiques pour ridiculiser davantage le pouvoir oppressif du gouverneur concernent la rédaction de tracts à la gloire du gouverneur et le projet d'ériger une statue en son honneur. Secundo, la dérision revêt une dimension positive dans le sens où c'est un moyen d'affirmation de soi et de développement personnel qui permet à ces individus de rire de tout, de se détacher du monde matériel, de se distraire, d'être soi-même et de vivre libres. Et à la lumière de cette conception, Samantar nous apparaît comme «l'homme du moment présent et des plaisirs terrestres», comme un homme qui «avait déjà fait sa révolution tout seul et jouissait avec orgueil de sa suprématie sur un monde d'esclaves». Heykal, Samantar, Rafik, Taher, Imtaz, Medhat, Gohar et Heymour émergent comme des personnages qui rient de la vie. Jouissent du présent. Conçoivent la dérision comme une alternative à la violence. Ces êtres ont fait le choix d'une vie marginale libérée des considérations matérielles et du poids du conformisme et de l'aliénation. Les figures cossériennes ont fait leur propre révolution. Et nous incitent, à notre tour, à faire notre propre révolution. Car chaque protagoniste, chaque scène, chaque parole est une invitation à une remise en question du monde dans lequel nous végétons. C'est une incitation à la remise en question de soi afin de s'approprier le cours de sa vie, de son histoire et rompre avec la domination, les hypocrisies, les leurres, les faux-semblants. Car, pour Albert Cossery, «un grand livre vous donne une puissance extraordinaire. Vous pouvez être pauvre, misérable, malade, désespéré, la lecture d'un grand chef-d'œuvre vous fait oublier tout ça». Alors, lisez et relisez cet écrivain exceptionnel ! Et laissez-vous emporter par le flot des vagues du monde merveilleux de la sagesse orientale d'où se dégage un appel incessant et pressant à la libération. Notre Libération ! Œuvres complètes, Albert Cossery, en deux tomes, Editeur : Joëlle Losfeld, Paris, 2005.