Il est né au Caire en 1913 et vit dans une chambre d'hôtel à Paris. La même depuis 1945. Ce trait de caractère pourrait, à lui seul, illustrer la vie et l'œuvre d'Albert Cossery, romancier égyptien, francophone, longtemps tombé dans l'oubli. Une vie menée loin du tumulte de la métropole cairote et du bouillonnement de Saint-Germain-des-Prés. Et surtout avec une distance respectable d'avec le luxe inutile et encombrant. Exactement comme Gohar, personnage central du roman Mendiants et orgueilleux, paru une première fois en 1955 et réédité, depuis, plusieurs fois dans plusieurs langues. Dans la ville du Caire, encore royale, Gohar, ancien professeur de philosophie, a choisi d'être mendiant, fatigué qu'il était d'enseigner des mensonges. Car, de son point de vue, tout est contrevérité, jusqu'à la géographie que la société a réussi à travestir en traçant des frontières. Se délestant de tout bien terrestre, il va à la rencontre de la vraie vie, la seule qui lui sied, celle des mendiants, des parias, des exclus, des miséreux, ceux qui n'attendent rien de la vie sauf, peut-être, qu'on les laisse tranquilles. Comme le suggère d'ailleurs le titre. Cette errance commencera par un état de semi-veille, d'authentique cauchemar. Alors qu'il dormait dans son taudis, sur une pile de vieux journaux, Gohar est réveillé par une coulée d'eau inopportune, celle qui a servi à laver le cadavre de son voisin. Cette horreur, exactement la même qu'il a pour la vie factice, le fait donc abandonner, à contrecœur, la seule chose qui trouve indulgence à ses yeux : la douce torpeur insouciante. Mais s'il quitte le sommeil à une heure indue, midi, c'est pour retrouver son propre monde dans une ville où la misère est souveraine. C'est au fil de ces rencontres que s'articule la narration avec, en arrière-plan, une enquête policière. Comme à son habitude, Gohar s'en va chercher sa boulette de kif. Yeghen, son fournisseur de hachisch, est d'une extrême laideur, capable des pires félonies mais qui a pour son “maître” une sincère amitié, la seule dont il est capable. Il croisera également El Kordi, personnage farfelu et qui veut changer le monde, mais n'y parvient pas par manque de courage. Et l'homme-tronc ! Son nouveau voisin, mendiant, dont le corps se résume à un buste. Celui-là respire la joie de vivre, adore les femmes jusqu'à rendre jalouse sa femme qui lui fait de terribles scènes de ménage. Voilà l'univers qui réconcilie l'ancien philosophe avec le monde. Mais il faut bien, même à ceux-là, un représentant de l'autorité. Pour camper ce rôle, Albert Cossery a choisi, évidemment, un policier sauf que pour l'auteur, il ne saurait être autrement que la réalité. Nour El Dine, le policier qui enquête sur l'assassinat d'une prostituée, est lui aussi un torturé, à cause de ce qui ne saurait s'accommoder avec son statut de représentant de l'Etat : il est homosexuel. L'exploration du monde des mendiants lui fera découvrir sa propre lassitude. Et pour trouver la paix, il se fera mendiant. Mendiants et orgueilleux n'est pas seulement un récit coloré. C'est une manière de voir la vie simplement. SAMIR BENMALEK Mendiants et orgueilleux Roman d'Albert Cossery Cérès Editions, 2000. (Réédition) 227 pages. 250 DA