En juillet 1952, le colonel Djamel Abdel Nasser, à la tête des «Officiers libres», groupe composé également d'islamistes, avait destitué le roi Farouk. Le nasserisme marqua profondément le cœur et l'esprit de «la rue arabe» durant plusieurs décennies, pendant que l'Etat sécuritaire se déployait subrepticement face à l'ennemi extérieur. La question des droits de l'homme et du citoyen était incompatible avec la révolution socialiste arabe. A cette fin, Nasser s'est allié avec des Frères musulmans, selon la politique du «bâton et de la carotte». En juillet 2013, le général Al Sissi, un fervent adepte de l'application de la charia dans une société multiconfessionnelle, où plus de 8% sont des chrétiens, a destitué le nouveau chef d'Etat, Mohamed Morsi, un islamiste mal élu dans une situation révolutionnaire unique dans les révolutions modernes. Plus de 60 ans après le putsch de 1952, les forces sécuritaires restent le principal acteur du changement social. Le slogan rassembleur de la révolution du 25 janvier 2011 «Pain, liberté, justice sociale» reste d'une grande actualité dans une société, où plus de 40% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, alors qu'une minorité de privilégiés a accaparé les richesses nationales et organise la fuite des capitaux en toute impunité, rendant le pays dépendant économiquement de l'aide extérieure. La tenue des élections législatives, présidentielles et autres ne semble pas avoir changé le cours de l'histoire. L'élection/destitution de Mohamed Morsi a permis à l'Etat sécuritaire, que le mouvement révolutionnaire a profondément ébranlé, de trouver une nouvelle légitimité auprès des nouveaux acteurs. Le coup d'état contre le clan Moubarak Quand le mouvement de protestations s'est élargi sur l'ensemble du pays, l'armée n'a pas hésité à prendre le train en marche. Elle a réussi, avec habileté, à le diriger vers une autre destination, d'autant qu'elle est considérée comme l'institution la plus populaire. L'empire dont l'armée s'est appropriée, à titre privatif, risque autrement de s'écrouler comme un château de cartes. La lutte ouverte pour la succession de Hosni Moubarak, un général malade et vieillissant, a, en effet, débuté lorsque son fils, Gamal, s'est emparé, avec un groupe de jeunes affairistes, des commandes du PND, le parti au pouvoir. La hiérarchie militaire s'est vertement opposée à ce que son futur chef soit un «intrus». Six mois avant la révolution du 25 janvier 2011, le général Sami Annan, chef d'état-major de l'armée, déclara devant des militaires occidentaux : «C'est le général Omar Souleymane qui fera la transition pour assurer la stabilité du pays.» En plus clair, le scénario dynastique est remis en question, d'autant plus que des rivalités en matière de politique étrangère entre le raïs et une fraction importante de l'armée sont évoquées dans la presse. Dans un climat de grande confusion, le général Omar Souleymane, chef de la police politique, est nommé, le 11 février 2011, au poste vacant de vice-président. Le lendemain en tant que tel, Souleymane annonce le départ de Hosni Moubarak et le transfert des pouvoirs au CSFA, (Conseil supérieur des forces armées), un cabinet noir. Un autre général, Ahmed Chafik, remplace le Premier ministre et opposera, paradoxalement, le candidat islamiste au deuxième tour des présidentielles. Ces nominations se sont rapidement traduites par l'éviction du gouvernement des proches de Gamal Moubarak, du clan familial et de la vieille garde. Souleymane disparaît également de la scène politique. Le CSFA s'arroge les pleins pouvoirs après avoir dissous le Parlement et suspendu la Constitution. Il impose, à la hussarde, un calendrier électoral bien précis que les islamistes s'empressent de respecter. Ce véritable coup d'Etat est passé inaperçu. Par contre, le second acte sera au centre d'une grande polémique au sein de la communauté internationale. La révolution et les élections démocratiques La tenue des élections, qui ont eu lieu au lendemain de la révolution du 25 janvier 2011, a renforcé en effet la crise nationale. L'appel des manifestants, à reporter la tenue des élections législatives de novembre 2011, n'a pas été pris en considération. Fidèle à sa feuille de route, le CSFA, sous la direction du maréchal Tantaoui, ministre de la Défense pendant 20 ans sous le régime Moubarak, a tenu à les organiser contre vents et marées. Pressé pour légitimer le coup d'Etat contre le clan Moubarak, le CSFA ne s'est pas outre mesure inquiété de la réorganisation du fichier électoral, conformément aux standards de la communauté internationale. Le maréchal Tantaoui n'a pas non plus donné assez de temps à un pays en ébullition pour se préparer aux nouveaux enjeux électoraux. Dans un contexte politique particulièrement tendu et confus, les résultats électoraux sont souvent connus avant même leur tenue. La force politique, la plus organisée, est assurée de remporter la victoire finale. Dans ce cas de figure, le PJL a remporté sans difficultés le premier tour des législatives égyptiennes avec 65% des voix, ainsi que les autres scrutins, y compris les présidentielles de 2012. La victoire de Mohamed Morsi Face au candidat de l'ancien régime, Morsi ne devait pas rencontrer de sérieuses difficultés pour remporter une grande victoire électorale. D'une part, à la surprise générale, le taux de participation a été très faible pour un scrutin historique. Presque la moitié des Egyptiens ont boycotté ces élections. Ils n'ont pas jugé utile de faire le déplacement aux bureaux de vote, encadrés par un puissant appareil sécuritaire. Les dés étaient pipés d'avance, comme ce fut le cas lors de la mascarade des législatives de novembre 2011, ainsi que les autres scrutins. D'autre part, Morsi n'a pas remporté une victoire éclatante en dépit d'une aide multiforme considérable reçue de l'extérieur et des acteurs de la théorie du chaos local. Les Egyptiens ont finalement préféré occuper la rue en s'appropriant l'espace public, où ils affrontent à mains nues les attaques des «baltaguis». En dépit d'une loi électorale à son avantage, Morsi a eu tout compte fait à peine 25% de l'électorat, alors que son adversaire, 24%, presque le même score. Rappelons en outre, qu'un nombre important d'électeurs n'ont pas voté pour le PJL ou le parti des salafistes, Al Nour, pour des considérations idéologiques, mais pour sanctionner l'ancien régime. Cette victoire électorale orchestrée par l'establishment sécuritaire, nous rappelle étrangement le coup de force qui a permis aux islamistes, sous la houlette du FIS, de remporter le premier tour des élections législatives, en 1991. La victoire de Morsi s'est rapidement avérée comme un cadeau empoisonné ,d'une part pour les adeptes de la démocratie islamique, et d'autre part pour ceux de la déstabilisation régionale. Il est très difficile de parler d'élections démocratiques dans l'antichambre du politique, quand on évolue dans le pré-politique. L'islamisation de l'état sécuritaire Animée par une politique revancharde et sans expérience dans les affaires du pays, la confrérie, dirigée par des personnes âgées ayant connu les prisons, s'est précipitée à confisquer toute une révolution populaire, à l'image des mollahs iraniens sous la houlette de l'ayatollah Khomeiny. Autre cas de figure important, le FIS en s'emparant des communes avait initié une politique exclusive et sectaire qui était pire que celle de son rival, le FLN. Cet avant-goût de la «démocratie islamique» n'avait pas empêché l'establishment de continuer à l'assister en promulguant une loi électorale en faveur des islamistes. Mais l'Algérie de 1991 n'est ni l'Iran de 1979 ni l'Egypte de 2013. Candidat par défaut aux présidentielles, Morsi n'a pas été en mesure d'évaluer, à sa juste valeur, le nouveau rapport de force au lendemain de son investiture. Dans l'euphorie de la victoire électorale, le nouveau chef d'Etat, très naïf, n'a pas jugé utile de respecter les règles de jeu sanctionnant le rapport armée/islamisme renouvelé sans cesse au cours du développement du capitalisme prédateur et de la mise en place d'un puissant appareil sécuritaire à travers le pays. Le nouveau chef d'Etat, sans crier gare, s'est attribué des pouvoirs exorbitants, plus importants que ceux des prédécesseurs. La confrérie n'est plus dans une logique de graduation comme par le passé. Sous l'ancien régime, elle a mené de nombreuses actions pour l'islamisation de la société par la prédication. La conquête du pouvoir se faisait de «bas vers le haut». Les islamistes ont ainsi réussi à s'emparer du système de l'éducation publique, mettre en place un réseau dense d'associations caritatives et prendre en charge un grand nombre de mosquées sous la bénédiction de la mosquée d'Al Azhar. Une fois au pouvoir, ils ont rapidement commencé à adouber ce mouvement, en islamisant les institutions de l'Etat, conformément à la politique des salafistes, de «haut vers le bas» de la société. Le PJL a ainsi rapidement dévoilé la face cachée de l'iceberg. Il a exclu, de la prise de décision, tous les groupes, y compris ses compagnons de route. Dans un tel contexte, le CSFA n'a pas rencontré de sérieuses difficultés à déposer un président mal élu. La destitution de Morsi a été encouragée en plus par une forte mobilisation populaire sous la houlette du mouvement «Tamarod» (Rébellion) d'une part et d'autre part, par les acteurs de chaos qui se ont engagés paradoxalement à financer la sortie de la crise économique. Le coup de force, sous la houlette du général Al Sissi, ancien directeur des renseignements militaires, a mis en branle une nouvelle dynamique conflictuelle aux tenants et aboutissants imprédictibles. Mais le véritable coup d'Etat, qui est passé inaperçu, reste la destitution de Moubarak (1981-2011). L'économie de bazar et la bourgeoisie compradore Le conflit entre les militaires et les islamistes n'est pas vraiment un conflit de philosophie politique, mais plutôt de pouvoir et d'influence. C'est un conflit de leadership et d'hégémonisme. Les militaires et les islamistes représentent deux fractions importantes de la bourgeoisie compradore, le complexe militaro-industriel et le bazar. L'armée en Egypte contrôle une grande partie de l'économie nationale : industrie, agriculture, commerce local et international et le marché du travail. L'armée est connue pour fabriquer un éventail de produits : yaourts, préservatifs, armes légères, isoloirs pour les élections. Les militaires emploient aussi les jeunes circonscrits comme main-d'œuvre gratuite dans leurs usines. Ils contrôlent entièrement l'industrie militaire, comme l'exportation et importation d'armes. L'armée gère également l'aide américaine de 1,5 milliard de dollars, les dividendes de «la paix des braves» avec Israël. En décembre 2011, elle s'est permis le luxe de prêter un milliard de dollars à la Banque centrale. Mais il est très difficile de connaître avec exactitude sa part dans l'économie nationale. Ce contrôle varie de 25 à 50% du PIB. Le projet de constitution islamique avait clairement préservé les intérêts économiques des militaires. Un véritable Etat dans l'Etat. L'ouverture politique a profité largement aux groupes sociaux contrôlant l'économie de bazar. Les fondateurs des nouveaux partis appartiennent à cette classe de nantis. Par exemple, Khaïrat al Chater, le candidat préféré du PJL, dont la candidature fut invalidée, est un milliardaire bien connu en Egypte et dans les monarchie pétrolières. L'oligarque Naguib Sawiris, qui domine le secteur des télécommunications dans plusieurs pays arabes, est le fondateur du Parti des Egyptiens libres. Autre exemple, un groupe d'industriels a fondé le Parti de la justice. 87% des nouveaux députés sont pour le changement dans la continuité de la politique néolibérale. Les exclus de l'économie de marché à l'égyptienne sont faiblement représentés dans la nouvelle configuration institutionnelle. Dans le domaine syndical, par exemple, ils s'opposent farouchement à l'indépendance syndicale, le fer de lance du changement social. Ils considèrent le pluralisme syndical nuisible à la stabilité politique du pays. Le projet de loi syndicale a été mis en veilleuse par le CSFA, puis par le Parlement dominé par les islamistes. Un décret du CSFA, du 8 mai 2011, criminalise les résistances sociales avec de lourdes amendes et peines de prison. En juin 2012, on a estimé à plus de 20 000 le nombre de travailleurs licenciés, depuis le 25 janvier 2011, pour protestation sociale. La question de la démocratie islamique Les islamistes, tous groupes confondus, ont considéré de tout temps que la démocratie politique est «kofr», «mécréant». La démocratie occidentale est antinomique à la culture musulmane et à ses valeurs. C'est à partir des années 1980 que l'islamisme, en collusion avec des puissances militaires et financières et par opportunisme politique, a accepté le jeu électoral. Le contexte socio-économique s'est, entre-temps, profondément détérioré dans les pays musulmans. Dans une telle situation, la victoire électorale est assurée à toute force bien structurée et organisée. Les élections deviennent ainsi une étape nécessaire pour se «nicher» à l'intérieur du pouvoir en vue de remettre en cause des règles du jeu. Al Nour fut le dernier parti à adhérer à l'entricisme. Aujourd'hui la littérature sur la «démocratie islamique» est très abondante. Un grand nombre universitaires, qui percevaient la religion comme l'opium du peuple, s'est reconverti en adeptes de la démocratie islamique et la régression féconde. Les événements du 11 septembre ont légitimé davantage toutes les variantes de l'islam modéré, radical, révolutionnaire, djihadiste… Une campagne inédite contre l'islam radical fut lancée sous la houlette de Georges Bush à travers le monde. La démocratie islamique est devenue la nouvelle devise des autocrates et des pouvoirs kleptomanes. L'Etat voyou, réarmé dans le cadre de la lutte anti-terroriste, a acquis une grande légitimité internationale dans le nouvel ordre en gestation. Les militaires et les islamistes ont une vision autoritaire du changement social, du haut vers le bas. Comme différence importante, les militaires sont nationalistes, au sens où ils sont pour un Etat national, en opposition aux islamistes. Ces derniers, toutes tendances confondues, sont internationalistes, un Etat islamique dans les pays musulmans, baptisé récemment par les Tunisiens, l'Etat social. La problématique de l'islamisme, autour de laquelle s'est construit un solide consensus international, n'est pas d'un grand secours pour expliquer analytiquement la situation actuelle en Egypte et ailleurs, et encore moins pour nous éclairer sur les véritables enjeux qui se dessinent tant au niveau local que régional. Cette explication, très répandue dans les médias, est simpliste, elle est empiriste, idéologiste. Les facteurs socio-économiques et géopolitiques sont rarement pris en compte. Très étranges, ces protagonistes ne se soucient guère de ne pas respecter la méthode des sciences sociales dans toute sa rigueur. En rétrospective, rares sont ceux qui ont prévu que des régimes, soutenus par un puissant appareil sécuritaire, s'effondreraient du jour au lendemain, selon des modalités peu conformes aux schémas traditionnels de la vie politique.