Depuis quelques années, les expressions «prévenir la délinquance», «guerre contre le crime», «la sécurité est l'affaire de tous», ou encore «lutte contre la délinquance» sont devenues des thèmes tellement galvaudés qu'ils ont perdu toute consistance, parfois toute crédibilité. Le mot est dit, mais la pratique, une meilleure pratique, tarde à voir le jour. Les slogans se succèdent, se suivent, se ressemblent mais n'ont guère de prise sur la réalité, réalité criminelle ai-je dit. Plusieurs pays tentent de trouver les solutions pour diminuer la criminalité. Diminuer n'est toutefois pas supprimer, car le crime, aussi paradoxalement que cela puisse paraître, est «un facteur de santé publique» comme l'avait très justement souligné un certain Durkheim au début du siècle dernier. On l'aura donc bien compris, il est illusoire de vouloir éradiquer totalement et définitivement le crime pour la simple raison que celui-ci existe depuis l'assassinat de Caïn de son frère Abel, et continuera certainement d'exister sous d'autres formes, dans toutes les sociétés, aujourd'hui, ici, ailleurs, et dans les temps à venir. Ceci dit, faut-il conclure pour autant à l'impuissance ou à la défaite de l'appareil étatique ou sociétal face à ce spectre existentiel ?! Assurément non. Mais, que nous disent les politiques anticriminelles chargées de prévenir, réprimer ou dissuader les criminels ? Quel est l'état des lieux des programmes de lutte contre la délinquance ? Qu'en est-il de leurs résultats ? Sont-ils encourageants ou décevants ? Bien sûr, les réponses à toutes ces interrogations diffèrent d'un pays à l'autre. Certains, arrivent à obtenir des résultats positifs ou probants quoique temporaires. D'autres au contraire connaissent une progression alarmante des taux de criminalité sous toutes ses formes. D'autres encore préfèrent négliger «subrepticement» le problème et récitent sans cesse le prêche qui veut que la délinquance est en chute libre ou que les efforts déployés à cette fin ont bel et bien réussi à faire baisser le nombre de crimes et délits. Mais là aussi, il ne faut se tromper d'objectif, puisqu'il faut au préalable préciser la nature de la délinquance contre laquelle on souhaite et doit lutter. S'agit-il de la lutte contre les infractions à la circulation routière, contre le vol à l'arraché, le cambriolage, la délinquance en «col blanc», ou contre de simples incivilités ? Et puis, concernant les personnes mises en cause pour tous ces méfaits, faudrait-il seulement les punir, les resocialiser, les rééduquer ou les considérer comme des êtres susceptibles d'amélioration ? Et pour compliquer le tout, on peut avec intérêt se poser la question, néanmoins philosophique, de savoir à qui revient la faute si tel ou tel individu en manque de self-control a franchi le Rubicon en agressant son voisin, en dépouillant une dame passante dans la rue ou en dévalisant une voiture stationnée dans un parking pour y prendre l'auto-radio ? Dans tous ces exemples, la faute incombe-t-elle au voisin qui a provoqué cet individu en l'insultant, à la dame passante qui a trop exhibé son collier en or en empruntant une rue mal famée, ou au propriétaire de la voiture qui a fourni l'occasion de vol en oubliant la vitre ouverte ? En des termes plus généraux et loin des théories de la culture de l'excuse, est-ce la société qui incite directement ou indirectement à commettre des actes délictueux en offrant des occasions criminelles aux délinquants potentiels, ou est-ce bien dans l'homme quels qu'en soient le pays, les circonstances, l'origine, la religion ou la culture qu'il faut rechercher la culpabilité, et si nécessaire les solutions aux problèmes criminels ? Ainsi, on voit bien à travers tous ces exemples que la lutte contre la délinquance quelles qu'en soient la couleur, les formes, les acteurs ou les victimes, n'est pas chose aisée, et qu'il faut se garder, comme le fait malheureusement souvent certains spécialistes, d'avancer ou de présenter la réalité criminelle en des termes simples, voire simplistes. C'est pourquoi, il faut si l'on veut être sérieux avec la matière, regarder cette réalité avec prudence, humilité, lucidité et je dirais surtout avec le regard de la complexité. Ceci dit, que peut-on faire maintenant face à cette réalité si complexe et si ennuyeuse qui entrave l'évolution de toute société saine et en quête de «liberté» et de «sécurité», puisque les premières victimes en sont, on l'oublie de le dire souvent, ces deux besoins primordiaux sans lesquels rien n'est possible dans la vie ? Comme on vient de l'indiquer, les programmes de lutte contre la délinquance établis dans différents pays produisent des résultats mitigés. En termes de prévention, les Anglo-Saxons privilégient la prévention situationnelle qui vise à réduire ou à éliminer les occasions criminelles par l'augmentation des difficultés du délit, l'accroissement des risques d'appréhension ou par la réduction des bénéfices que l'acte délictueux peut procurer à son auteur. Les autres pays du vieux continent, comme la France, commencent depuis quelques années à délaisser sans complètement abandonner, la prévention sociale qui, elle, s'intéresse à l'amélioration de la personnalité du délinquant et son milieu d'évolution. Dans d'autres pays situés à l'autre extrémité du monde, comme le Japon, connaissent une forme traditionnelle de prévention où les contrôles informels sont plus présents et plus pesants sur la conduite des individus. Dans les pays d'Afrique et dans les pays arabes, on observe certes quelques initiatives préventives salutaires, mais qui restent éparpillées, timides et insuffisantes à cause notamment du problème du terrorisme qui a envahi les préoccupations des responsables des politiques anticriminelles. En termes répressifs, on observe un constat quasi similaire qui donne priorité à la répression et au durcissement des dispositions du code pénal, du moins dans les textes, plutôt qu'aux voies raisonnables de la prévention. Le phénomène de la surpopulation carcérale suffit pour en témoigner. A présent, et après avoir esquissé brièvement la problématique délinquantielle, il faut se poser la question : où se situe un pays comme l'Algérie au regard de tous ces programmes ? Quelles sont les politiques engagées par les pouvoirs publics pour prévenir la délinquance et protéger la société ? Quelle est la doctrine préventive nationale suivie par ceux qui réfléchissent, conçoivent et mettent en œuvre les plans de lutte contre la délinquance ? Mais avant de répondre à toutes ces questions, il faut aussi se renseigner au préalable sur la nature de la criminalité qui domine dans notre pays ? Est-elle comparable en termes de volume et de structure à celle que connaissent les pays industrialisés par exemple ? Il est vrai que sur le plan quantitatif, le taux de criminalité qui sévit en Algérie est en dessous de celui qui frappe les pays occidentaux. Mais, là encore, il faut se méfier de cette assertion, car le «chiffre noir» de la criminalité, c'est-à-dire l'ensemble des infractions inconnues des services de police et de justice, demeure largement supérieur à celui rapporté par les statistiques officielles. C'est la raison pour laquelle on utilise depuis plusieurs années, pas encore en Algérie malheureusement, ce que l'on appelle les enquêtes de victimisation et d'auto-confession dans l'espoir d'approcher ce chiffre noir. D'autre part, il faut rappeler que même si l'on considère cette criminalité comme «traditionnelle» ou de «besoin» par rapport à une criminalité de «perversion» qui caractérise les sociétés occidentales, on observe aujourd'hui que les manifestations de cette criminalité sont très peu répandues en Algérie et même ne caractérisant que rarement les nouvelles formes de la «criminalité actuelle». Ce que l'on peut au contraire remarquer dans la criminalité nouvelle, c'est l'apparition d'autres formes de délinquance, telles que le trafic de drogue, le banditisme, la pédophilie, le kidnapping ou encore l'explosion de la petite et moyenne délinquance comme le vol avec violence, les voies de fait, et les atteintes à la personne. La contrebande, la commercialisation, la détention et l'usage de stupéfiants sont également des phénomènes nouveaux qui connaissent une propagation alarmante surtout dans les villes frontalières. Face à toutes ces évolutions, les pouvoirs publics en Algérie essayent, certes, bon gré mal gré de contenir les phénomènes criminels. A titre d'exemple, on peut citer parmi les actions préventives menées par le ministère de l'Intérieur et des Collectivités locales, celles qu'entreprennent la Direction générale de la Sûreté nationale et les polices spécialisées. C'est le cas de la campagne nationale de prévention contre la drogue et la violence en milieu urbain lancée en mars 2013 et baptisée «Année algérienne de prévention en milieu urbain». Dirigée essentiellement vers les jeunes, cette campagne d'information consiste à sensibiliser la population sur les conséquences néfastes de la consommation des drogues et de l'utilisation de la violence dans les rapports interpersonnels. Entre également dans les actions de sensibilisation en faveur de la prévention de la délinquance, l'organisation de portes ouvertes par la police sur ses activités pour informer la population et l'inciter à participer dans la lutte contre la délinquance. On peut citer aussi les opérations coup-de-poing menées par les brigades mobiles de police judiciaire (BMPJ), qui visent les foyers de la criminalité en agissant en amont de la «commission» des actes de délinquance, notamment, le vol, les agressions et la consommation de drogues. De la même manière, les efforts préventifs menés par la Gendarmerie nationale sont eux aussi à considérer. C'est le cas du Plan Delphine, lancé depuis quelques années et destiné à renforcer la sécurité des personnes estivantes et la tranquillité publique sur les plages et les sites de vacances. A cet effet, pas moins de 45 000 gendarmes ont déjà été mobilisés rien que pour l'année 2015 dans 272 plages qui sont autorisées à la baignade au niveau des 14 wilayas côtières du pays et 72 forêts récréatives. L'objectif, précisent les initiateurs de ce Plan, est non seulement de dissuader toute tentative criminelle contre les usagers de la route et les vacanciers, y compris sur les plages non surveillées, mais aussi réduire le nombre d'accidents de la route pendant la saison estivale et prévenir les infractions liées à l'hygiène publique. Or, bien que les résultats de ce Plan aient été jugés positifs, rien n'indique de la nécessité de son maintien tout au long de l'année pour pouvoir prolonger son effet préventif. La mise en œuvre d'un tel dispositif reste malheureusement limitée dans le temps et dans l'espace. Pis encore, il faut rappeler que les actions de tous ces organes (police et gendarmerie) n'ont donné lieu à aucune évaluation scientifique au sens anglo-saxon du terme. Tout au plus, on n'en possède que des bilans administratifs établis par la police ou la gendarmerie, de telle sorte qu'ils sont le plus souvent positifs que leur crédibilité en est d'emblée suspecte. Par ailleurs, il est nécessaire de souligner le rôle de la société civile dans le processus préventif, notamment à l'égard des jeunes. La figure de proue en est bien évidemment le secteur associatif qui, depuis ces dernières années, n'a cessé de progresser. Ainsi, selon une étude sur le Mouvement associatif en Algérie établie en 2006, il existe dans notre pays plus de 81 000 associations qui œuvrent dans plusieurs domaines. Parmi leurs cibles privilégiées, on trouve la jeunesse, la famille, les enfants et les victimes de violences conjugales. Le secteur social occupe la part du lion des activités principales de ces associations, suivi du secteur de la culture et de l'environnement. Leurs intervenants arrivent bon gré mal gré à entrer en contact avec les jeunes qui présentent des difficultés de socialisation. Ils leur offrent conseils et soutien psychologique et les informent sur les dangers de certaines habitudes et activités quotidiennes, notamment la consommation de drogue, l'intolérance, la violence, etc. La plupart des observations relevées par les responsables d'association situent l'origine de la délinquance des jeunes en Algérie dans des causes liées à la toxicomanie, l'effritement des valeurs socio-morales, la dislocation familiale et le décrochage scolaire. De plus, ils observent que, tiraillés entre tradition et modernité, les jeunes en Algérie sont en tension psychologique permanente et en manque de repères. D'un côté, ils s'attachent aux traditions familiales et religieuses qui leur offrent refuge et protection du moins symbolique. De l'autre, ils succombent très vite aux séductions de la culture occidentale que l'on peut aisément observer à travers leur style vestimentaire, leur coiffure, la musique qu'ils écoutent, etc. A tout cela, se pose le problème de leur accès aux services des associations puisque la fréquence de leur présence n'est pas la même selon que l'on se trouve dans une région urbaine ou rurale. Toutefois, la diversité des acteurs qui sont impliqués dans la prévention de la délinquance et l'enchevêtrement de leurs actions, qu'elles soient officielles ou sociétales, n'ont fait que rendre difficile la coordination de leurs efforts. Cet imbroglio se dévoile nettement à travers la complexification des processus de décision et de mise en œuvre des programmes de prévention. A vrai dire, le problème de fond qui empêche d'aspirer à une lutte plus efficace de la délinquance en Algérie, est l'absence d'une stratégie nationale claire et cohérente qui guide l'ensemble des actions et programmes engagés pour prévenir la délinquance. Or, toute politique anticriminelle digne de ce nom doit nécessairement reposer sur une doctrine nationale bien définie, qui, elle-même, doit s'inspirer des connaissances des phénomènes criminels fiables que peut fournir les sciences criminologiques. De même, il faut cesser cette culture du «prêt-à-porter» par l'importation de ce qui se passe dans les pays étrangers, et amorcer une nouvelle culture qui serait celle du «sur mesure». Ce qui marche dans les pays occidentaux ne veut nécessairement pas dire qu'il en sera ainsi en Algérie. Les contextes d'applications des politiques préventives sont tellement différents que le «plagiat» est vivement déconseillé. Ceci dit, les expériences étrangères en matière de prévention de la délinquance demeurent néanmoins très enrichissantes et empêchent de reproduire les erreurs déjà commises par le passé. Par exemple, on sait depuis plusieurs années que la police communautaire ou de proximité est sans effet tangible sur la délinquance. Tout au plus, elle permet une certaine réduction du sentiment d'insécurité des citoyens. On sait également que la prévention sociale a un impact très limité sur la délinquance et occasionne des moyens budgétaires colossaux. La prévention situationnelle, quant à elle, même si elle arrive à des résultats probants, produit des contraintes sur la liberté et la vie privée. Les caméras de surveillance, fer de lance de cette forme de prévention, peuvent tout aussi prévenir la délinquance que d'attenter au droit à l'image qu'à la liberté d'aller et venir. A tout cela s'ajoute le problème du déplacement de la délinquance qui demeure le talon d'Achille de ces deux types de prévention de la délinquance. Reste alors la prévention pénale par l'intimidation collective et la menace de la peine. Et là encore, il est très connu depuis les travaux d'Enrico Ferri à la fin du XIXe siècle et ses substituts pénaux ou équivalents de la peine, que celle-ci n'arrive malheureusement pas à faire diminuer la délinquance, qu'aux Etats-Unis, on a même pu identifier un phénomène de «brutalisation» suite à la réintroduction de la peine de mort dans certains Etats de ce pays. Dès lors, que peut-on conclure suite à ce sombre tableau ? Qu'il faut céder aux thèses fatalistes et supprimer le système pénal par exemple, comme le veulent les abolitionnistes ? Ou, dire que quoi que l'on fasse, la prévention de la délinquance reste un leurre qu'il faut rapidement abandonner ? Assurément non ! Et pour cause. La prévention, si elle veut garder ses lettres de noblesse doit cesser d'être utilisée comme un «mot-sac» dans lequel on met tout et n'importe quoi, pourvu que les intentions soient bonnes. Elle doit rester affaire de spécialistes sachant analyser les phénomènes criminels, réfléchir aux bonnes méthodes et proposer des solutions adéquates. La prévention est aussi affaire d'équilibre. Trop de répression tue la répression. En revanche, peu de prévention encourage la prédation. En substance, il faut encourager les recherches scientifiques sur les phénomènes criminels, car on ne peut lutter efficacement que contre ce que l'on sait et connaît déjà. Mais si ces recherches finissent par être rangées dans les tiroirs, ou ne sont pas suivies d'expérimentations pratiques, et si ces expérimentations ne font pas l'objet d'évaluations scientifiques, nous resterons toujours dans l'obscurité et nous reproduirons toujours les mêmes erreurs. La société civile doit également s'impliquer davantage dans les efforts de prévention. Les parents, les écoles, les associations, les comités de quartier, bref, les contrôles informels doivent être redynamisés et sensibilisés régulièrement aux méfaits de la délinquance. Ceci, prendra du temps, beaucoup de temps. Mais a-t-on d'autre choix ? Je veux bien le croire… !!!
Par Farid OUABRI Docteur en droit privé et sciences criminelles, université d'Alger 1