Hommes et femmes ne sont pas égaux devant cette frayeur qui s'abat sur le cadre urbain l Bien que les préjudices psychologiques soient considérables, les autorités tardent à ouvrir ce lourd dossier, assurément délicat, qui concerne la défense et le soutien des femmes fragilisées. Personne ne conteste que le code pénal algérien traite convenablement la problématique des sévices conjugaux. Mais sur le versant des violences subies quotidiennement par les femmes dans la rue, c'est le vide juridique qui complète l'indifférence de l'autorité publique. Drague sauvage, injures, passage à l'acte, intimidations sous des formes multiples ne sont pas que des petits problèmes. A petits pas mais sûrement, l'environnement urbain se dirige droit vers le statut de no man's land où la femme est réductible au statut de proie. Doit-on aussi nous habituer à cette criminalité insidieuse et l'accepter comme un fait accompli ? Les agressions répétées contre les femmes dans la rue ne sont pas une suite de faits divers sans importance. Il s'agit d'une désorganisation de la vie quotidienne qui porte atteinte au corps social dans son ensemble. A défaut d'une prise en compte de ce phénomène par l'Etat, on se précipite vers le système des anciennes vendettas qui consacrent la loi de la jungle. Le programme de restauration de la paix, trop lourd par l'effet de la démission des institutions, déborde les compétences du seul ministère délégué chargé de la Famille et de la Condition féminine. La difficulté de cerner ce problème s'explique en partie. Ces agressions sont accomplies le plus souvent par des inconnus qui opèrent en groupe ou par individu isolé. Ce qui rend la tâche difficile à la police urbaine pour soustraire les victimes des brutalités de la rue. Manal, 25 ans, étudiante algéroise témoigne : « Face aux agressions verbales et les gestes obscènes, c'est avec l'expérience qu'on essaie d'imaginer les réactions appropriées en fonction de chaque individu. Souvent, ne pas répondre à une insulte est interprété par l'agresseur comme une invitation à persister dans le délire. Parfois, ça génère d'autres insultes. Avec certains, un regard ou un mot agressif met fin au désagrément. Mais avec d'autres, c'est le début de l'escalade. » Le passage à l'acte est motivé par le vol ou des violences sur un registre sexuel. Le phénomène prend des dimensions inquiétantes. Sa visibilité est désormais évidente. Les préjudices moraux, physiques et psychologiques sont incalculables. Sakina, 19 ans, raconte : « Je me promenais avec mon père sur la rue Ben M'hidi, à Alger. Mon père était convalescent. Je le tenais par la main. Devant une boutique, je suis interpellée par trois jeunes hommes. L'un d'eux me dit : ‘‘Tu sors avec un vieux, combien il te donne pour...'' Papa ancien boxeur et retraité de la police a tenté de détourner l'attention. Mais je sais qu'il a eu mal autant que moi. Je n'oublierai jamais de ma vie cette grave humiliation. » « L'honnêteté commence par la peur du gendarme » Hommes et femmes ne sont pas égaux devant cette frayeur qui s'abat sur le cadre urbain. Et pour cause. Nous constatons avec un sentiment d'impuissance manifeste le pourrissement qui gangrène l'espace public soumis au diktat d'une criminalité perfide qui dresse en ligne de mire les femmes, particulièrement les jeunes. Comment expliquer l'indifférence générale ? Salima pense qu'il est normal que les passants ne réagissent pas. « Il n'appartient pas à la foule de faire respecter la loi et l'ordre public. L'agresseur, toujours armé d'un couteau, pourrait se retourner contre un intervenant. D'un côté, c'est compréhensible : d'ailleurs, notre premier souci est d'éviter d'être accompagnées par nos frères et notre père pour éviter une confrontation. Compter sur ces policiers postés à 10 mètres ? Non. Et les jeunes femmes comme moi développent l'instinct de survie. Elles savent pourquoi le policier n'est pas toujours d'un grand secours. » Les faits sont banalisés en marge des statistiques officielles des crimes et délits. C'est la main audacieuse qui touche, le « macha Allah » du dragueur religieux, le mot vulgaire qui blesse, le coup d'épaule du passant qui roule les mécaniques et fait vaciller la victime, le bijou arraché ou enlevé avec froideur sous la menace d'une lame, le vagabond qui rackette ou le regard masculin pervers qui fixe et terrorise. Dans cette jungle, la femme est réduite en gibier à la merci de prédateurs de plus en plus nombreux, gonflés par l'impunité et le sentiment de toute-puissance. Mme B. raconte : « Je sortais d'un mariage sur les hauteurs de l'hôpital Mustapha, à Alger. J'étais avec plusieurs membres de ma famille. Soudain, j'ai ressenti une violente douleur aux oreilles. L'homme qui m'a croisée sur le trottoir m'a arraché mes deux boucles d'oreilles. J'ai crié à la vue du sang qui coulait sur mes épaules. L'homme est parti au pas de course. Tranquillement ». Cette masse de délits et d'incivilités qui affectent les femmes et la paix sociale se traduit par des retentissements manifestes sur la qualité de vie dans une proportion très grave, faisant de l'Algérie un pays à risque en dépit de la ratification en 1996 de la Convention sur l'élimination des violences faites aux femmes. Pour autant, nous sommes bien dans un contexte de guerre d'usure, banale et continue à laquelle on semble s'habituer. C'est le lot irréversible d'un quotidien regrettable. Ainsi le constate amèrement Nora : « A Alger, à partir de 18h en hiver, une jeune femme ne peut pas aller à la pharmacie d'à côté sans la peur de se faire agresser : les hommes qu'elle croise pensent que c'est forcément une dévergondée pour être dans la rue à cette heure-ci, donc tout sera permis avec elle. Je me sens étrangère dans mon propre pays. » Le phénomène est constaté par de très nombreux citoyens avec un réalisme à faire frémir. Les épisodes de violence sont malheureusement enfouis dans l'intimité de la mémoire familiale avec des sanglots en bruits de fond. C'est la victime qui s'automutile psychiquement en se barricadant derrière des sentiments de culpabilité. C'est une faute d'être femme et belle de surcroît. Ces événements au quotidien semblent de trop peu d'importance pour le législateur. Ce n'est qu'une affaire de femmes. La police au féminin mieux indiquée Pourtant, la tragédie alimente toute la mémoire collective et se transmet forcément à l'enfant avec des effets dévastateurs. Pas de plainte ni de sanction. Bien que les préjudices psychologiques soient considérables, les autorités tardent à ouvrir ce lourd dossier, assurément délicat, qui concerne la défense et le soutien des femmes fragilisées. Il est devenu normal que les femmes franchissent le pas de leur porte avec la peur au ventre pour s'aventurer dans l'espace public. Est-ce une fatalité ? Sakina, médecin, nous livre sa colère et ses sentiments sans détour : « L'audace des individus qui nous harcèlent est le fait de l'impunité. Les services en charge de notre sécurité préfèrent les conférences dans les hôtels de luxe. Ils radotent à l'infini sur les conditions de la femme dans l'absolu entre petits fours et boissons. Depuis 2006, je passe mes vacances d'été avec mon mari et mes deux enfants en Tunisie. Il m'arrive d'être seule dans la rue. Je n'ai jamais été importunée, ni par des mots ni par des gestes obscènes. Ceci dit, one two three, viva l'Algérie. » A travers de nombreux témoignages, nous constatons le souhait d'une plus grande parité femmes/hommes dans le corps de la police urbaine. Il est vrai que la police algérienne compte 6% de femmes dans ses effectifs généraux contre 30% en France. A l'échelle des pays arabes, c'est une performance. Mais c'est peu devant l'ampleur du problème et la mission spécifique concernant la protection et l'écoute des victimes féminines agressées et malmenées tous les jours. Les femmes qui expérimentent à leurs dépens les sévices par des inconnus de la rue disent se sentir plus en confiance devant des policières considérées comme plus aptes à prendre en charge leurs ennuis. Faut-il aussi que ces fonctionnaires soient affectées à la sécurité des usagers de l'espace public pour restaurer le sentiment de sécurité que nous envions à des pays voisins. Ainsi, Louisa, étudiante en médecine, se demande : « Est-ce qu'après avoir passé une bonne journée, je peux rentrer chez moi en affichant un sourire jusqu'aux oreilles ? Non, ça attirerait l'attention, il vaut mieux avoir l'air crispé. Est-ce que je peux porter le haut que ma tante m'a offert pour aller faire mes courses ? Non, ses couleurs sont trop joyeuses, je le cache sous une hideuse ‘‘m'laya'' noire alors qu'il fait 34°C à l'ombre. Est-ce que je peux juste marcher un peu seule, prendre l'air et me vider l'esprit après les examens que je viens de passer, ces derniers jours à étudier dans un appart ‘‘surpeuplé'' ? Non, c'est trop risqué de sortir seule, je serai escortée par ma cousine et ma distraction sera d'écouter ses problèmes avec sa belle-sœur. » La question qui mérite d'être posée au législateur, au politique et aux services de sécurité, est-il est normal d'abdiquer devant la dictature des voyous, apprentis phallocrates, qui imposent leur loi à des femmes en raison de leur vulnérabilité. La dictature des voyoux Parfois, on se demande quelle matrice idéologique a pu produire un tel type d'individu qui s'attaque à des femmes sans le moindre sentiment d'humanité. Mais l'homme n'est ni pervers ni humain « naturellement ». Son comportement est en fonction des lois quand elles sont appliquées ou quand elles n'ont plus de sens. La sauvagerie visible, même à travers des vitres teintées des voitures officielles, est indissociable des lacunes de la loi et du désengagement manifeste des services de sécurité. La peur omniprésente qui cible les femmes est-elle une fatalité ? Que reste-t-il alors de notre fierté et cet engagement bienveillant et protecteur qu'on nomme « redjla » ?