L'excellente traduction en langue arabe réalisée par Ali Ziki, professeur à l'université d'Alger, de quatre textes d'Alexis de Tocqueville (1805-1859) consacrés à l'Algérie, est particulièrement bienvenue et elle est fort utile et instructive à plus d'un titre (voir encadré p 12). En enrichissant ainsi la bibliothèque arabe des sciences sociales et historiques, Ali Ziki ne donne pas seulement accès à d'éclairants témoignages historiques sur les débats suscités dans la classe intellectuelle et politique française des décennies trente à soixante-dix du XIXe siècle, sur la conquête puis l'évolution de l'occupation de l'Algérie, il ne contribue pas seulement à mieux révéler la diversité des motivations et des appétits qui sont à l'origine de la conquête et des formes prises par les politiques d'occupation, il incite aussi à s'interroger sur les relations qui lient les conceptions d'Alexis de Tocqueville sur les forces socio-historiques qui transforment les relations sociales dans le monde occidental du XIXe siècle et façonnent les régimes politiques, à ses observations et réflexions conduites sur l'Algérie durant quelque quatre décennies (Tocqueville a encore écrit un texte sur l'Algérie en 1870). Les conceptions fondamentales d'A. de Tocqueville sur le caractère irréversible en Europe et en Amérique de la «démocratisation» des sociétés et des tendances vers l'égalité entre les groupes et les individus dans ces sociétés ne sont présentes que d'une manière très indirecte et comme en contre-point dans ses textes sur la colonisation en Algérie. Pourtant, contrairement à ce que pourrait faire croire une lecture rapide de ces derniers, il ne s'agit pas de textes purement conjoncturels ou purement «politiciens», dirions-nous aujourd'hui. Elle contient les éléments d'une réflexion sur les relations entre les sociétés occidentales et les autres sociétés et sur les questions des conditions de la légitimité de la domination des premiers sur les seconds. A .de Tocqueville ne remet pas en question le principe même de l'expédition miliaire contre le Régence d'Alger, ni l'installation de troupes françaises et de colonies sur de vastes territoires algériens. «Nous admettrons donc comme une vérité démontrée, écrit-il dans son 'Rapport sur l'Algérie' de 1844, que notre domination en Afrique doit être fermement maintenue. Nous nous bornerons à rechercher ce qu'est aujourd'hui cette domination, quelles sont ses limites véritables et ce qu'il s'agit de faire pour l'affirmer» (traduction p. 306). Dans son texte, «Travail sur l'Algérie», Tocqueville s'engage dans un travail minutieux de définition et de description des dispositifs stratégiques susceptibles d'assurer la victoire militaire et la réussite de la colonisation en Algérie. Tocqueville met en doute certes, dès sa lettre de 1837, que le recours privilégié à la force et à la destruction brutale des institutions et des élites puisse constituer la voie la meilleure pour faire en sorte que l'occupation des territoires algériens soit, pour la France, source de profits matériels et symboliques durables. «… après le combat, nous ne tardâmes pas à voir qu'il ne suffit pas pour pouvoir gouverner une nation, de l'avoir vaincue» (traduction, p.28). Ce souci de tirer parti des institutions et des élites qui administraient sous le pouvoir turc les populations algériennes n'était pas seulement lié à la volonté du sociologue A. de Tocqueville de respecter la spécificité des structures sociales non occidentales ; il correspondait aussi à des considérations tactiques. En privant les populations et, en particulier, nombre de tribus algériennes de leur organisation et de leurs chefs, l'armée d'occupation favorise le développement de situations anarchiques, ce qui conduit les groupes concernés à venir renforcer les rangs de l'Emir Abdelkader. Parlant de ce dernier, A. de Tocqueville affirme : «…l'anarchie fait naître son pouvoir, l'anarchie la développe» (traduction, p.74). A ses yeux, il serait également de bonne tactique que l'on empêche que se produisent des formes d'unification ou de rapprochement des pouvoirs qui se sont maintenus ou ont émergé parmi les Algériens. Au contraire, il faut s'efforcer de maintenir ou de favoriser l'émergence de plusieurs pôles de commandement. Il reproche ainsi aux politiques menées par les chefs militaires français de favoriser objectivement cette unification autour de l'Emir Abdelkader. Comme beaucoup d'autres, A. de Tocqueville pense qu'il faut diviser pour régner. On voit ainsi se dessiner, dès la Seconde lettre de 1837, comment A. de Tocqueville se représentait la domination française en Algérie et le type d'occupation dont il souhaitait la réalisation. Il préconisait que les institutions traditionnelles, qui assuraient à la fois l'équilibre interne des différentes formes de groupements et les relations entre ces groupements, fussent préservés afin qu'elles puissent compter parmi les instruments de la gouvernance de l'Algérie par la France. A. de Tocqueville considérait que la forme de domination la plus favorable à la France serait celle qui respecterait une certaine autonomie de l'Algérie. «… je persiste à dire, écrit-il, que l'idée d'un royaume arabe ayant son gouvernement, est une idée des plus justes (Un mot sur la politique française en Algérie, 1870). Ces conceptions sur ce que devrait être la politique française en Algérie étaient fondées chez A. de Tocqueville sur une collecte importante de connaissances et d'informations sur la société algérienne. Il voulut ainsi, en s'efforçant de s'informer au mieux sur l'histoire, la géographie, les mœurs et l'organisation des composantes de la population algérienne, prendre le contre-pied des partisans d'une politique d'occupation brutale et destructrice, partisans qui brillaient par leur ignorance de la société algérienne. «Quoique la côte d'Afrique ne soit séparée de la France que par 160 lieues de mer environ, … on ne saurait cependant se figurer l'ignorance profonde dans laquelle on était il n'y a pas plus de sept ans en France, sur tout ce qui pouvait concerner l'Algérie : on n'avait aucune idée claire des différentes races qui l'habitent ni de leurs mœurs ; on ne savait pas un mot des langues que ces peuples parlent ; le pays même, ses ressources, ses rivières, ses villes, son climat étaient ignorés…», soulignait de Tocqueville (Seconde lettre sur l'Algérie, traduction p. 67). Les notes sur le voyage en Algérie de 1841 permettent d'observer combien il s'efforce d'étayer ses conceptions sur ce que devrait être la politique française d'occupation de l'Algérie, en s'appuyant sur des données récoltées sur le terrain, en particulier au moyen d'entretiens et de visites sur des exploitations de colons (voir par exemple traduction p. 110-111). Les lectures et les observations d'A. de Tocqueville l'ont conduit en particulier à la conviction que la segmentation de la société algérienne en grandes «tribus» distinctes et aux types de relation qui s'établissent entre elles, représente le fondement sur lequel se constitue tout pouvoir ayant une visée unificatrice. Et, à ses yeux, cette sorte de règle fondamentale s'impose aussi bien aux chefs algériens – en particulier l'Emir Abdelkader – qu'aux conquérants désireux d'établir une domination durable sur le pays. Ainsi, A. de Tocqueville a toujours été soucieux de comprendre la structure et le mode de fonctionnement des «tribus» algériennes. Il considérait que c'est principalement en s'inscrivant dans la dynamique de ce fonctionnement et, en particulier, dans la rivalité entre elles et l'instabilité de leurs alliances que l'on peut réduire et finalement éliminer la capacité de résistance et de lutte de l'Emir Abdelkader. Il y a ainsi chez de Tocqueville, toute une stratégie politico-militaire, fondée sur ce que l'on pourrait appeler une «anthropologie» de la tribu algérienne. «Anthropologie» qui n'était pas sans contenir un certain nombre d'idées reçues sur la mentalité arabe et sur l'Islam. «Quoique les tribus dont se compose la population arabe de la Régence aient une langue, des idées, des habitudes assez semblables, elles diffèrent prodigieusement entre elles par les intérêts et elles sont divisées profondément par de vieilles inimitiés. On le voit bien à la facilité que nous avons souvent trouvée pour les armer en notre faveur, et les utiliser les unes contre les autres», écrit-il (traduction p.179-180). Le savoir que de Tocqueville s'est constitué sur la société algérienne l'a conduit en particulier à l'idée que si une coexistence entre les habitants de l'Algérie et les communautés de colonisateurs est réalisable, il est toutefois quasi impossible que les deux «races» (tel est le terme qu'il utilise), s'assimilent l'une à l'autre. «Je ne crois pas, note-t-il par exemple dans son texte de 1870, intitulé «Un mot sur la politique française en Algérie», à l'assimilation des deux races parce que l'assimilation serait pour l'Arabe l'équivalent d'un changement de religion…». Il n'exclut toutefois pas que des rapprochements culturels importants puissent se produire entre les deux peuples. «… toute la jeune génération arabe d'Alger parle notre langue et a déjà pris une partie de nos mœurs», note-t-il dès 1837 d'une manière bien surprenante, dans sa Seconde lettre sur l'Algérie (traduction p. 50). Plus de trente ans plus tard, dans son texte de 1870, «Un mot sur l'Algérie», de Tocqueville notait : «… en Algérie … nous avons rencontré… un peuple vieux et cristallisé qui a son histoire, ses mœurs, ses préjugés, ses croyances et, avec cela, un glorieux passé». Par la claire et fidèle traduction que le professeur Ali Ziki nous donne de ces quatre textes d'Alexis de Tocqueville, il ouvre à l'intention d'un large public un dossier d'un grand intérêt. Celui-ci touche aussi bien à des questions historiques portant en particulier sur la genèse, l'évolution et les desseins de la politique d'occupation de l'Algérie ainsi que sur les débats suscités par cette occupation, qu'à des problèmes théoriques soulevés par la question de la cohérence ou de la compatibilité des thèses de Tocqueville sur la démocratie et l'égalité, et ses positions ambiguës sur les attitudes à adopter vis-à-vis des populations appartenant à un autre univers que l'univers occidental. Comme le note Ali Ziki dans sa préface, A. de Tocqueville en vient souvent à friser la contradiction avec lui-même : lui qui était, pour l'Europe et l'Amérique, le rigoureux théoricien de l'avènement de la démocratie et d'une certaine forme de liberté tient au sujet de la colonisation et parfois même de l'esclavage (voir préface p. 43 et passim) des propos qui légitiment ou expliquent l'une et l'autre par la nécessaire prise en compte des intérêts économiques et stratégiques de la France. Toutes ces ambiguïtés dans ses positions ne l'ont toutefois pas empêché d'avoir sur l'avenir de l'Algérie d'étonnantes prémonitions. Il notait en effet dans son texte, «Un mot sur la politique française en Algérie», de 1870 : «Une situation aussi fausse que celle que nous nous sommes faite en Algérie peut subsister longtemps, mais croire à notre établissement régulier et définitif dans ce pays sans traiter avec les indigènes, c'est faire preuve d'une grande imprévoyance.» On connaît, depuis, la suite de l'histoire. *Professeur à l'université d'Alger, il a enseigné la philosophie, la psychologie sociale, la psychologie cognitive et la sociologie de l'éducation et de la culture.