Ces frappes limitées n'ont toutefois fait «aucune victime au sein de la population civile ou de l'armée syrienne», a rapporté l'armée russe. Moscou a affirmé que la défense antiaérienne syrienne avait intercepté 71 missiles de croisière sur 103. La détermination des Etats-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne à engager une action militaire contre le gouvernement syrien s'était heurtée aux divergences sur l'ampleur et les cibles de l'opération. Après l'annonce retentissante par Washington, mercredi, de frappes militaires imminentes en réponse à une attaque chimique présumée sur la Ghouta orientale imputée à Damas, le président américain avait été confronté au refus du Pentagone de conduire une opération d'envergure qui renfermerait le risque d'une confrontation généralisée et menacerait la présence américaine en Syrie et en Irak. Les divisions se sont également exprimées au sein même de la coalition, entre Donald Trump, partisan d'une logique punitive par une attaque d'ampleur qui entraînerait une transformation du rapport de force sur le terrain, et ses partenaires français et britannique défenseurs de l'idée d'une ingérence humanitaire par des frappes ciblées. La pression exercée par Moscou sur le président américain et l'arrivée des équipes d'inspecteurs de l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC), mandatées par l'ONU afin de mener l'enquête, justifient également le scénario d'une riposte limitée. A travers cet entretien pour El Watan, Richard Labévière, expert des questions internationales et stratégiques, écrivain et rédacteur en chef de la revue Proche & Moyen-Orient.ch., analyse le contexte général dans lequel intervient ce nouveau développement en Syrie ainsi que les agendas politiques masqués par le discours occidental sur la recherche d'une solution de paix. L'expert revient également sur la dégradation du contexte international plus préoccupante, selon lui, que les crises de la guerre froide classique dans la mesure où les effets de correctifs et de balanciers ont laissé place à l'imprévisibilité devenue la caractéristique dominante de l'environnement stratégique.
Propos recueillis par Lina Kennouche
Comment analysez-vous le contexte dans lequel intervient l'annonce des frappes en représailles à l'attaque chimique présumée ? L'éventualité de bombardements intervient au moment où le prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salmane, passe trois semaines aux Etats-Unis et effectue une visite en Grande-Bretagne et en France pour déclarer que les Israéliens ont droit à leur Etat, répondant ainsi à une sollicitation américaine de se rapprocher d'Israël contre l'Iran. Il y a d'une part la volonté de prolonger la guerre en Syrie, et d'autre part, celle de préparer les opinions publiques à une confrontation militaire à venir avec Téhéran. Les Occidentaux mobilisent l'opinion publique autour des victimes de l'attaque chimique présumée à la Ghouta, tandis que depuis trois semaines, ils laissent les Palestiniens se faire tuer à Ghaza dans des marches pacifiques de contestation sans que cela ne soulève la moindre protestation, et sur ce dossier le silence de l'Elysée est absolument assourdissant. Nous n'entendons pas davantage parler des victimes de la guerre très meurtrière du Yémen, où la chasse saoudienne avec des avions pilotés par des Ukrainiens et des Pakistanais a complètement anéanti les infrastructures tandis que la marine des Emirats arabe unis a développé une ceinture maritime de l'île de Socotra jusqu'au port de Somaliland, Berbera, Bossaso, voire Assab en Erythrée et a installé un blocus maritime au sud de la péninsule Arabique. Les victimes du Yémen sont les morts invisibles d'une guerre qui pour les Emiriens doit aboutir à une partition du pays, tandis que pour l'Arabie Saoudite, elle doit permettre la reconstitution d'un Yémen unitaire sous sa domination. Quelle lecture globale faites-vous de ce nouvel épisode dans la crise syrienne ? Lorsqu'il y a une attaque chimique, on est normalement supposé faire immédiatement appel à l'OIAC, agence spécialisée des Nations unies, dont le premier directeur général a été le diplomate brésilien José Boustani écarté de ses fonctions après sa décision d'envoyer, en 2002, des inspecteurs en Irak, pour enquêter sur la présence d'ADM. Il a été mis sur la touche par John Bolton, à l'époque ambassadeur des Etats-Unis aux Nations unies, aujourd'hui nouveau conseiller à la Sécurité nationale de M. Trump. En réalité, depuis 2002, l'OIAC est une organisation totalement marginalisée par les Etats-Unis, alors que sa mission consiste justement à enquêter sur les allégations d'attaque chimique. Il est tout de même curieux que lorsqu'un espion russe est empoisonné en Grande-Bretagne par un agent chimique, on saisi aussitôt l'OIAC, tandis que dans le cas d'une attaque chimique présumée, on tergiverse autant avant de faire appel à l'organisation. Par ailleurs, on remarque que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France mettent en avant l'argument des fameuses lignes rouges pour décider des frappes en Syrie. Or que je sache, en termes de légalité internationale, la décision de lancer une guerre et des bombardements nécessite l'aval du Conseil de sécurité, donc ces trois pays violent délibérément les décisions d'une organisation dont ils sont membres permanents. Au-delà de ces constats, la toile de fond de cette affaire est une volonté de reconstituer une alliance occidentale en Syrie, qui ressemble à une alliance sur le format OTAN, dont on sait que le principal adversaire est la Russie. A la faveur des développements en Syrie, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France veulent donner une leçon à M. Poutine. On annonce des bombardements en terre syrienne, tout en sachant qu'ils visent principalement l'allié russe et que ces frappes n'auront aucune conséquence sur la suite du développement du processus militaire en Syrie. Le but n'est certainement pas de régler ou d'améliorer une situation concernant le conflit en cours, mais cette décision fonctionne surtout comme le marqueur d'un rapport de force entre les Occidentaux et la Russie. Dans une cartographie décentrée de la crise syrienne, ce pays doit servir de laboratoire d'essai pour réaffirmer une puissance occidentale contre la Russie accusée d'avoir annexée la Crimée, une partie de l'Ukraine, de menacer les pays baltes et les pays d'Europe centrale. Quel aurait pu être, selon vous, l'intérêt stratégique et tactique de l'armée syrienne de procéder à une attaque chimique dans un contexte où ses forces avaient repris le contrôle de la quasi-totalité de la zone ? Justement aucun. Ces allégations correspondent parfaitement aux intentions dévoilées par le télégramme britannique confidentiel du 12 janvier dernier, qui a fuité dans la presse et qui rend compte des orientations arrêtées lors de la première réunion du «Small American Group on Syria» (réunissant Etats-Unis, Grande-Bretagne, France, Arabie Saoudite, Jordanie), à savoir empêcher la restauration d'une Syrie unitaire, morceler l'un des derniers Etats-nations arabes qui, dans sa relation avec l'Iran, est en mesure de peser sur le conflit israélo-palestinien. La finalité du projet de désintégration de la Syrie est de permettre une digestion historique sur les moyen et long termes du conflit en Palestine, désormais considéré comme une question sécuritaire et de lutte antiterroriste. Dans cette perspective, on continue à travailler les opinions publiques à travers des campagnes massives de communication pour discréditer le gouvernement syrien et ses alliés. C'est exactement le plan auquel nous assistons aujourd'hui, c'est-à-dire que face à la reprise de la Ghouta et l'avancée significative de l'armée syrienne, on remet en avant une présumée attaque chimique qui, sur le terrain, n'a aucune justification tactique ni stratégique. Quelles vont être les répercussions sur le processus diplomatique de Genève ? D'un côté, les Américains prétendent agir dans une volonté de recherche de paix. D'un autre côté, aux trois niveaux de conflictualité classique de la guerre civilo-globale de Syrie (Etats-Unis/Russie, Arabie Saoudite/Iran, djihadistes globaux/djihadistes locaux), ils ont introduit deux autres paliers. En jouant la carte kurde, les Américains appuient sur le bouton rouge et provoquent une incursion militaire turque en Syrie. En surévaluant la présence iranienne sur ce territoire, ils poussent les Israéliens à intervenir directement. Après s'être fait abattre un chasseur dans l'espace aérien syrien, les Israéliens mènent des représailles, allant jusqu'à bombarder les objectifs syriens depuis l'espace aérien libanais. Là, nous sommes dans une violation répétée du droit international, mais avec un double langage et une guerre de communication absolument insupportable, où les Occidentaux jouent les pompiers pyromanes tout en affirmant qu'ils recherchent la paix. En dépit de leur défaite sur le terrain, les Américains conservent une quinzaine de points d'appui dans le nord de la Syrie, de Kobané à Deir Ezzor, et le long de la frontière irakienne. Tous ces éléments mis en perspective montrent que Washington est en train de dynamiter le processus diplomatique de Genève qui comporte 4 paniers, la réforme constitutionnelle, le gouvernement de transition, les élections sous contrôle international et la poursuite de la lutte armée. Quels risques renferme aujourd'hui le scénario d'une attaque de cette nouvelle coalition occidentale contre la Syrie ? La dernière fois que les Américains ont voulu réagir à une attaque chimique présumée, une soixantaine de missiles Tomahawk ont été tirés sur la base aérienne syrienne d'Al Chaaryate. Cependant, le Pentagone avait pris la précaution d'avertir, quelques heures auparavant, les Russes, afin qu'ils évacuent leurs moyens dans le but d'éviter des victimes collatérales et une dangereuse escalade militaire. Cette fois-ci, le contexte s'est dégradé au Conseil de sécurité avec les prises de parole de l'ambassadrice des Etats-Unis et son homologue français, mettant en accusation de manière beaucoup plus dure la Russie. Les frappes envisagées contre les objectifs en Syrie ne tenaient pas forcément compte de la présence russe, c'est la raison pour laquelle Moscou a réagi très fermement en expliquant qu'en cas de frappes non seulement les Russes intercepteraient la plupart des missiles en vol, mais ils attaqueraient à leur tour les matériels de lancement de ces missiles. Nous assistons donc à un regain de tension et de confrontation entre les pays occidentaux et la Russie, bien plus dangereux qu'une guerre froide qui présentait des garde-fous en s'appuyant sur les équilibres de dissuasion nucléaire respectifs et des armes de non-emploi. Le contexte actuel est plus volatile dans la mesure où, en décembre dernier, les experts du Pentagone, à la demande de la Maison-Blanche, ont assuré la mise en fabrication de mini-bombes nucléaires appelées armes nucléaires de théâtre, cette décision constitue une très grave rupture avec la dissuasion classique.