Vendredi, jour de repos hebdomadaire, les Algériens se préparent à sortir, comme on va au travail, sans précipitation, avec enthousiasme, néanmoins. Leur quatrième journée de rassemblement et de contestation pacifique les attend, dans la capitale et toutes les villes et villages du pays. A Alger-Est, le déferlement des véhicules montre des files interminables. A destination, la gare routière à ciel ouvert de l'entrée à Alger, des flots humains se déversent, hommes et femmes drapés de l'emblème national et drapeaux au vent. Chants patriotiques, slogans, cris de joie de se retrouver sonnent le signal de la marche. Des vuvuzelas retentissent, suivis du rugissement de bolides à deux roues, massivement approuvés par des milliers de poitrines libérées. Les foules solitaires d'avant le 22 février, frappées de résignation et de fatalisme, se ressaisissent, se rapprochent, fraternisent et se solidarisent. Elles ne veulent plus jamais vivre les tares, les vices et les prédations de leurs dirigeants politiques. La marche du 15 mars 2019 marque l'apothéose du soulèvement pacifique des Algériens : 17 millions de manifestants à travers l'ensemble du pays, sans une seule goutte de sang versée ni le moindre incident ; 3 millions à Alger. Ce sont les meilleurs chiffres, et les plus beaux, de l'histoire contemporaine de l'Algérie. Une «circulaire» du peuple, distribuées sans lésiner, placardée sur murs, portes et devantures de commerces, capture l'essentiel d'un mouvement social de contestation d'envergure et non-violent : Frère manifestant, nos buts sont les suivants : 1. Refus du 5e mandat et refus d'un prolongement du 4e. 2. Refus du pouvoir de la corruption et de l'Etat profond. 3. Recouvrement des Algériens de leur liberté et de leur dignité, et que leur reviennent le premier et dernier mot dans le choix de leurs dirigeants, selon les principes de Novembre 54. Pendant les manifestations : 1. Veillez au caractère pacifique et civilisé des manifestations. 2. Apaiser quiconque cherche la confrontation. 3. Pas de manifestations après 17.30 Observation : Lisez et partagez ce communiqué Gloire à nos martyrs. Les grandes artères, les rues et ruelles d'Alger sont densément occupées. Aucune bousculade ni énervement. Les slogans et les chants rythment la cadence des marcheurs : femmes, hommes, adolescents et enfants, vieillards unis par une ferveur sans borne. Leur foi en le changement immédiat et sans condition est inébranlable. Les centaines de milliers de manifestants savent aux tréfonds d'eux-mêmes qu'ils vivent un moment historique. Le nombre de 3 millions de manifestants annoncé de partout est vite réfuté par un homme qui s'écrit : «On n'a pas compté les balcons !» De fait, les enfilades de balcons affichent des attroupements aériens d'observateurs/participants incalculables. De là flottent des drapeaux, pendent des banderoles, fusent slogans et mots d'ordre répétés à l'envi, et descendent bouteilles d'eau et gerbes de fleurs. Les émotions qui traversent un mouvement social de cette ampleur désarment, la plus évidente étant l'insondable sentiment de respect à l'égard des autres autour, de tous les autres, sans distinction, de les redécouvrir et de les regarder sous un jour nouveau. Puis, un sens de l'émerveillement inespéré, que l'on croyait disparu : nous sommes maîtres de notre destin aujourd'hui, nous le sommes grâce à ce miracle qui nous réunit. Puis, la générosité qui inonde les cœurs, celle par exemple qui anime les commerçants qui distribuent bouteilles d'eau et dattes, refusant de se faire payer, ou celles de familles partageant leurs repas sur le pas de la porte. Plus d'un ont versé des larmes sans s'en rendre compte. Ceux et celles qui veulent faire part publiquement de leurs idées et sentiments arborent des pancartes en nombre illimité et rivalisent d'une créativité inouïe, tour à tour dénonciateurs, revendicatifs, subtils, humoristiques, hilarants, ce qui provoque sourires, rires, dérisions, admiration, échanges et discussions passionnées. La teneur des pancartes sur carton, bois et tissu peut être divisée entre messages à usage «interne» et messages à portée «externe». Par des voies pacifiques, l'immense majorité du peuple algérien réclame le départ d'un régime à visée sans contredit sournoisement monarchique, centré sur lui-même et sur les intérêts de ses membres dénués de fibre morale, qui s'autorisent tout et que rien ne semble freiner l'insatiable appétit de biens de toutes sortes. L'accaparement du pouvoir politique par une minorité indigne a constitué, la veille, le sujet d'une admirable lettre signée Djamila Bouhired (El Watan, 14 mars 2019), qui décrit son bonheur de vivre des moments historiques, par-dessus tout, de «vivre la résurrection de l'Algérie combattante que d'aucuns avaient enterrée trop vite». Dans une implacable revanche de l'histoire, les millions de marcheurs, depuis le 22 février dernier, ont réactualisé, réinventé les deux principes fondamentaux du Congrès de la Soummam : la primauté du politique sur le militaire et la primauté de l'intérieur sur l'extérieur, principes bafoués dès l'aube de l'indépendance. Dans les conditions du gigantesque soulèvement pacifique, la primauté du politique sur le militaire se manifeste aussi clairement que possible par la primauté de la société civile sur la société politico-militaire, bien que le second terme du principe ne concerne qu'une minorité clanique, ou clique plutôt. C'est à l'exigence d'une vie politique réelle, de liberté, de démocratie, de justice sociale que se rattachent les marcheurs. Cette phagocytose, d'essence historique, relie indissociablement Novembre 54 à Février 2019. Le nouveau principe de la primauté de l'intérieur sur l'extérieur, d'inspiration anticolonialiste, car né dans les champs de bataille pour l'indépendance, s'adresse aux puissances qui cherchent à se substituer au peuple algérien dans le règlement de ses propres problèmes. «L'Algérie n'est pas la Syrie», est le premier slogan qui a mis en branle la vaste contestation politique, en réponse d'abord à l'ex-Premier-ministre Ouyahia (inquiet pour le pays !) et ensuite aux dirigeants étrangers soucieux de leurs intérêts colossaux en premier. «Macron, occupe-toi de tes gilets jaunes», «Pas d'intervention étrangère, c'est une affaire de famille», «Message à Macron : le linge sale se lave en famille» : c'est un tout petit échantillon de l'attitude ferme et sans équivoque de centaines de milliers de manifestants. Tout le monde pense que les relations algéro-françaises sont foncièrement perverties par l'argent sale et les connections douteuses. Leur refondation s'opérera par la fin d'une françalgérie entretenue par des intérêts particuliers au détriment de notre pays. Elle devra s'inscrire dans le sens du mouvement historique de février 2019. Il ne s'agit plus de post-colonial, qui rima avec néocolonial, mais d'une décolonialité fondamentale.