Durant ces deux dernières décennies, j'ai observé, en tant qu'enseignant, se défaire au quotidien une université qui pour naître avait pourtant nécessité de louables efforts. Aujourd'hui, sur la triste réalité de ses décombres se construisent, sans scrupule mais surtout avec ostentation, de nombreuses fausses carrières universitaires. La «issaba» est finalement partout. De toutes parts elle a voracement «dépecé le pays», mais elle a surtout, par sa logique «anthropophagiste», conduit la société à une sorte de «cannibalisme» où le paysan a fini par «manger» son champ de blé, l'ouvrier son usine et les enseignants leur école et/ou leur université. Il n'était pas facile, avant les années 80', de réussir ses études à l'université. Actuellement, il est très difficile d'échouer dans cette institution qui, durant de longues années, fut réquisitionnée pour être mise au seul service d'une paix sociale qui vient de se révéler bien illusoire mais surtout désastreuse pour le pays. Assurément, le régime politique actuel représente une véritable menace aussi bien pour l'Etat que pour la société et risquent tous les deux de connaître un total délitement. Voilà pourquoi je pense salvateur le hirak dans son essence, dès l'instant où il constitue par son caractère pacifique une sorte de protection contre l'effritement possible des institutions du pays. A l'heure actuelle, que serions-nous vraiment devenus sans le hirak ? Nous aurions sûrement continué notre triste et pâle existence à qui la vie aurait continué de manquer toujours. Voilà pourquoi le hirak, malgré sa régularité de métronome, ne pourrait être assimilé à un simple mouvement physique ou mécanique. Il ne saurait non plus se réduire à une banale trame dans laquelle désormais semble se dérouler notre vie quotidienne. Il a, au contraire, imprimé dans sa dynamique, enclenchée le 22 février, un autre souffle à la société. Une autre respiration. En fait, une âme pour rendre presque palpable l'immortalité d'un peuple qui vient de se doter d'une profonde conscience qui plus jamais ne souffrira du moindre enfouissement. Cette conscience est, en fait, une re-naissance. Elle ne manque jamais de nous revenir, toujours fraîche, de notre histoire plusieurs fois millénaires. Voilà pourquoi, sans la moindre ride, elle ressemble comme une sœur jumelle à la conscience du grand-père de Slimane Benaissa qui dans Babor Gharek continue de veiller encore, car jamais elle ne s'endort. C'est dans cette nouvelle prise de conscience collective que s'opère aujourd'hui la restauration de l'unité nationale, plusieurs fois brisée par un système politique corrompu. Le hirak nous a fait revenir ensemble, et de très loin, à notre algérianité déniée ou oubliée. C'est pourquoi, chaque mardi, depuis 42 semaines, je trouve que quelque chose de très important se passe avec les marches des étudiants. Ces marches doivent en effet avoir un sens, car rarement les étudiants n'ont eu à vivre une telle visibilité dans les villes où les universités sont dans l'invisibilité. Pendant longtemps, corsetés par de nombreuses organisations estudiantines que le pouvoir utilise comme de puissants tentacules, les étudiants ont trouvé dans le hirak une liberté de mouvement. Chaque mardi, ils se retrouvent, alors côte à côte serrés les uns contres les autres au point où ils ont fini par se donner l'esprit de corps dont ils furent privés durant tant d'années. Avec le hirak, ils ont cessé de n'être que de simples apprenants à l'université pour devenir des étudiants dans la rue. C'est en tant que tels qu'ils se revendiquent dans la cité qui les voit défiler dans ses artères, toute gorge déployée et avec comme une écharpe au vent cette conscience de soi retrouvée. Cet esprit collectif attendait seulement l'opportunité de trouver des conditions particulières pour émerger. Le hirak, pour tout ce qu'il représente, fut justement cet incubateur qui a permis à cet esprit de corps d'éclore et de s'exprimer. Mais, si les étudiants ont très vite investi les rues, c'est parce que quelque chose de leurs aînés leur est restée indélébile dans la mémoire. En effet, c'est principalement avec les portraits de Hassiba et de Taleb Abderrahmane qu'ils poursuivent leur participation au hirak pour réclamer la liberté, encore chez nous, confisquée. Pour éviter que cette révolution ne se dégrade, un jour, en fait divers, il faut conserver à cette nouvelle dynamique toute son énergie à l'intérieur même de l'université qui a besoin d'exister dans sa capacité d'ouvrir de réelles perspectives aux étudiants. Parce que sensibles au désir de changement qui s'exprime haut et clair dans leur société, les étudiants sont appelés à inscrire leurs actions à l'intérieur même de l'université. C'est à ce titre que cette institution depuis longtemps «hors jeu», c'est-à-dire en somme sclérosée ou nécrosée, deviendra alors le terrain d'un véritable enjeu, qui non seulement renvoie à une société qui se trouve être tout naturellement dans un changement constant, mais surtout à une société qui change très vite. C'est par le jeu de ses acteurs et principalement par celui de ses étudiants qu'elle finira par se libérer du monopole bureaucratique qui freine son évolution en la maintenant coincée dans de vieux starting-blocks. Oui, l'université a grandement besoin de vivre le hirak chez elle pour la faire également revenir de tous les détournements qui jusqu'alors l'ont éloignée du chemin de la modernité qui devait être le sien. Oui ! Cette modernité est vitale pour l'université qui doit non seulement répondre aux besoins de la société, mais surtout à ses défis présents et à venir. Car l'université, pour continuer d'exister, a fortement besoin d'être constamment ajustée à la hauteur du cours de l'histoire du monde et de l'homme, tout à la fois. Alors, quelle place doivent réserver les étudiants à l'esprit hirak dans une université que la pensée a désertée ? De quelle manière doivent-ils se mettre à balayer devant leur propre porte après avoir, vaillamment, porté plus loin le balai ? Mais en d'autres termes, les étudiants devraient se sentir interpellés par le hirak pour se mettre à réfléchir à la façon la meilleure d'appliquer l'esprit de cette dynamique pour re-faire une université qui a eu le temps de se défaire avec leurs enseignants. Ces questions sont incontournables. Elles s'imposent d'elles-mêmes, du fait que chaque mercredi, les étudiants retournent à leurs amphis en laissant derrière eux cet esprit pourtant acquis laborieusement au cours de 42 marches entreprises au nom de la justice et de la liberté. C'est comme si cet esprit devait rester extérieur à leur institution dont le fonctionnement actuel permet depuis des années à l'archaïsme qu'engendre la féodalité de s'y renforcer. Ce sont tous les jours de la semaine qui, à l'université, doivent devenir le mardi que les étudiants passent à battre les pavés de la ville en scandant des slogans qui ne souffrent d'aucune ambiguïté. Ces slogans représentent un discours fleuve qui s'écoule clair et régulier depuis des mois où la parole a fini par se constituer comme le lieu essentiel de cette pacifique révolution estudiantine. Si certains observateurs, mal ou bien intentionnés, trouvent que le nombre des étudiants qui manifestent le mardi s'est, quelque peu, réduit, il va sans dire que «plus les hommes seront éclairés, plus ils seront libres», nous rassure Voltaire. En effet, ils pouvaient être des milliers, ils ne pourraient être que des centaines, aujourd'hui, mais ne demeurent dans l'oued que ses propres cailloux, qui, dans la main de ces irréductibles étudiants, se transformeront très vite en pierres pour bâtir l'université qu'ils n'ont jamais encore osé rêver, pour eux, ici, chez eux dans leur pays. En effet, le mérite appartient à celui qui commence, même si le suivant fera mieux. C'est pourquoi dans le naufrage actuel de cette «université-Titanic» qui, sans conditions appropriées, s'est mise très vite à fonctionner avec un nombre effarant d'étudiants, la détermination sans faille des étudiants du mardi représentent les quelques chaloupes qui ont pu tout de même être sauvées. En effet, ne comptent que les actes, car l'indignation est même l'une des choses au monde les mieux partagées. C'est facile donc de s'indigner. Ce n'est pas s'indigner qui compte, c'est agir, c'est s'engager. Il n'y a aucune leçon à donner pour que les gens s'indignent. Ils savent très bien le faire tout seuls. En revanche, qui agit, qui s'engage, qui incite à s'engager ? Ce dont je suis convaincu, ce ne sont jamais ceux qui crient haut et fort leur indignation qui s'engagent le plus et qui agissent pour le mieux. Ceux qui résistent, ceux-là, généralement le font avec discrétion et sobriété. Mais avant de clore cette courte contribution et au regard de la situation pour le moins délicate que vit le pays, la question qui mérite d'être posée est celle de savoir quelle chose devrions-nous sauver si par malheur la société venait à se décomposer ? Sans hésitation aucune, ce serait l'esprit du hirak qui a su nous protéger de nous-mêmes au moment où certains ont épuisé leurs poumons à souffler sur nos prétendues fractures pour nous diviser.