C'est une conséquence logique et naturelle que la défense des citoyens, sur laquelle lesdits citoyens peuvent compter, doit être assurée par un corps tout à fait indépendant et qui soit lié/protégé par une obligation de secret professionnel(3). Il est de la nature même de la mission d'un avocat qu'il soit destinataire de communications confidentielles et, donc, le dépositaire des secrets de son client. La garantie de confidence protégée par la loi sur le secret professionnel en tant que droit et obligation - tant du client que de l'avocat - est l'essence de cette profession. Les principes d'indépendance de l'avocat et de confidentialité de ses dossiers sont des nécessités répondant au besoin des citoyens pour un conseil et un soutien réellement indépendants face à tout pouvoir, y compris celui de l'Etat. Cette solution n'induit absolument pas que l'avocat soit complice, ni qu'il ou elle épouse la cause de son client ; l'assimilation de l'avocat à son client est le signe d'une inculture manifeste ou plutôt d'une culture stalinienne. Certaines règles sont pérennes. C'est ainsi que l'indépendance de l'avocat s'étend également à la cause qu'il défend, dans la mesure où il ne peut avoir un intérêt personnel direct ou indirect dans la solution du litige, ce qui explique l'interdiction, malgré le principe de liberté des honoraires tempéré par les « devoirs de modération », des pactes d'honoraires liés aux gains de l'affaire.De là provient le caractère quasi sacré de l'inviolabilité, surtout à l'égard de l'Etat, des informations échangées, quel qu'en soit le support, entre l'avocat et son client. La loi du 6 février 2005 remet en cause les lois nationales sur ces points et vient fausser l'équilibre que les siècles ont lentement tissé entre l'avocat et son client. L'indépendance de l'avocat et l'inviolabilité du secret professionnel sont liés à la confiance du client et aux droits de la défense, c'est-à-dire à la garantie d'un procès équitable ; la confidentialité ne constitue pas un privilège mais relève de l'intérêt général. Si une loi peut remettre en cause des principes acquis par d'autres lois en vertu du principe du parallélisme des formes (loi contre loi), cela n'est pas possible lorsque cette nouvelle loi heurte des normes constitutionnelles et les engagements internationaux de l'Etat exprimés dans de nombreuses conventions internationales. Les citoyens n'ont malheureusement pas la possibilité d'attaquer une loi devant le conseil constitutionnel. Mais ils peuvent faire appel à la convention ratifiée, car elle a valeur supérieure à la loi. Il est vrai que le souci de lutter contre le blanchiment de l'argent sale est partagé au niveau mondial. Sans doute que notre ministre des Finances s'est inspiré de règles européennes. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il n'en a pas assimilé le principe. Par rapport aux avocats, ce qui apparaît en Europe comme une exception justifiée devient, chez nous, une règle paranoïaque totalement injustifiée. En Europe, depuis les deux conventions de 1999 portant respectivement sur le droit pénal et le droit civil contre la corruption, une directive promulguée en décembre 2001 (97/CE) devait être transposée dans les droits nationaux des 25 Etats membres de l'Union européenne. Son contenu est inspiré des 40 recommandations du groupe d'action financière sur le blanchiment de capitaux (GAFI), qui sont plus ou moins équilibrées à l'égard de la profession juridique. La recommandation 12 du GAFI étendait le devoir de vigilance et la conservation des documents aux professions non financières, et limitait le domaine aux seuls professionnels qui « préparent ou effectuent des transactions pour leurs clients dans le cadre d'activités patrimoniales » (gestion, achat et vente de capitaux, titres, comptes bancaires et d'épargne, création, exploitation, organisation ou gestion de sociétés, etc.). En ce qui concerne le secret professionnel, la recommandation 4 signale que les pays devraient veiller à ce que les lois sur le secret professionnel des institutions financières n'entravent pas la mise en œuvre des recommandations du GAFI. Le secret bancaire est visé, mais pas le secret professionnel des avocats qui reste garanti. La recommandation 16 précise d'ailleurs : « Les avocats, les notaires, les autres professions juridiques indépendantes et les comptables agissant en qualité de juristes indépendants ne sont pas tenus de déclarer les opérations suspectes, si les informations qu'ils détiennent ont été obtenues dans des circonstances relevant du secret professionnel ou d'un privilège professionnel légal. » Si la directive européenne de 2001 est allée au-delà de ces recommandations, en assujettissant les avocats, on ne peut sous-estimer, à supposer que leur déontologie le permette, que des avocats européens ont géré les biens de leurs clients par le biais de plusieurs techniques à risques (fiducies, trusts, gestion patrimoniales, etc.). Les professions juridiques (et non les avocats) sont certes assujetties à la déclaration de soupçon, mais uniquement pour les activités limitativement énumérées, qui sont : 1 Création de structures ou montages juridiques (fiducies, société) ; 2 achat ou vente de biens pour compte d'autrui (immobiliers, valeurs mobilières, œuvres d'art, etc.) ; 3 réalisation de transactions financières comme le change manuel, les placements, dépôts et retraits (espèces, chèques, virements internes ou internationaux, etc.). La directive européenne qui aurait inspiré nos législateurs est conçue comme une exception et non comme une règle générale ; elle ne s'applique pas à tous les avocats, mais vise une profession juridique, une subtilité que notre législateur n'a même pas remarquée (directive, art. 2 bis 5). Il aurait fallu distinguer le juriste intermédiaire financier (même avocat) de l'avocat défenseur classique dans un procès civil ou pénal. La directive ne vise pas toutes les activités juridiques comme le fait la loi du 6 février en Algérie et laisse aux Etats la faculté, même dans l'exercice des activités assujetties, de ne pas appliquer ces mesures aux fonctions classiques de l'avocat intervenant soit comme conseil pour « évaluer la situation juridique du client »(4), soit dans l'exercice de sa mission de défense ou de représentation dans le cadre d'une procédure ou préalablement à toute procédure pour tenter de l'éviter. La directive autorise à établir un « intermédiaire » en cas exceptionnel de déclaration de soupçon par l'avocat. Cet intermédiaire est destiné à préserver le secret professionnel, puisque l'avocat ne s'adresse à aucune autorité en dehors de son bâtonnier. Ce filtre fonctionne pour les seules activités immobilières et financières de l'avocat mentionnées par la directive. En tout état de cause, en Europe, le secret professionnel est sauvegardé pour les missions habituelles des avocats, y compris en matière immobilière ou financière. Pour preuve, alors qu'en Belgique la loi fait usage de toutes les exceptions pour protéger le secret professionnel, elle est néanmoins l'objet de critiques, de divergences d'interprétation et de difficultés d'application(5). De plus, la présidence de l'autorité recevant les déclarations de soupçon n'est pas anonyme ; elle est assurée par un magistrat pénaliste connu pour son respect des droits de la défense. Normalement, en Algérie où les avocats d'affaires ne sont pas légion, cette loi n'a pas de raison d'être. Sa généralité mine l'Etat de droit. Quel avocat peut savoir ou présumer que l'argent avec lequel il est payé provient d'une activité illégale ? Il est difficile en fait de s'assurer de l'origine des fonds. Tout justiciable devient dès lors suspect et, sur la base de la nouvelle loi, il lui est interdit d'avoir un avocat indépendant et loyal faute de pouvoir garantir la provenance licite des fonds. Or nous enseignons comme nous l'avons toujours appris que quelle que soit l'infraction commise, tout justiciable a droit à une défense. Il faut défendre le parricide et l'infanticide même si leurs actes sont abjects. Il a fallu défendre Eischman, Pinochet, Milosevic, et il faudra défendre d'autres criminels de l'humanité. Prétendre agir autrement en matière de crimes économiques, donc selon la nature du délit, c'est se référer à la morale, voire à la politique politicienne et non au droit. Puisque le ministre des Finances n'a rien à voir avec la justice et les droits de la défense, il serait peut-être sensible aux règles de l'économie libérale pour réviser son texte. Nous dirons donc que le maintien de la loi du 6 février 2005 est attentatoire à la liberté de marché et aux saines règles de la concurrence que tous les acteurs politiques nationaux se plaisent à glorifier. Les avocats étrangers qui exercent en Algérie, ou qui vont exercer, auront un avantage injuste sur leurs confrères algériens. Ils sont soumis au droit de leur pays d'origine. Aucune entreprise étrangère ne prendra un avocat-indic algérien. Nos EPE utilisent les services de cabinets étrangers depuis longtemps, sauf pour le contentieux social local. Les citoyens, qui avaient une légitime confiance que les faits qu'ils confient ne pourront pas servir contre eux et au bénéfice de l'adversaire, vont se passer de l'avocat, devenu indic potentiel. Ils assureront eux-mêmes leur autodéfense, ce qui se répercutera sur la qualité de la justice rendue déjà discutable, multipliera les contentieux et ira à l'encontre des vœux de la Cour suprême qui rêve de limiter les pouvoirs. Nous plaidons la révision de cette loi pour équilibrer les droits individuels et les besoins de la société. Les avocats sont déjà soumis, sinon à des lois, du moins aux règles déontologiques qui les obligent à assurer « dans tous les pays du monde, tant dans leur vie publique que dans leurs pratiques professionnelles (...), l'indépendance de la justice et le respect des droits de l'homme »(6). Le devoir de l'avocat est, aussi, pour paraphraser notre consœur Gisèle Halimi, de savoir se montrer critique, voire irrespectueux à l'égard des ordres, des juges ou des bonnes mœurs. Si cette loi n'est pas révisée, elle sera probablement boycottée par l'ensemble des avocats soucieux de la dignité de leur profession. Notes de renvoi 4) A ce stade, l'avocat ne peut savoir si ses conseils seront suivis ou pas, ni même la façon dont ces conseils ou les montages juridiques proposés seront utilisés ou pas. 5) Dal et Stevens, Les avocats et la prévention du blanchiment de capitaux : une dangereuse dérive (Journal des Tribunaux, Bruxelles, 2004, pp. 485 à 497). 6) Centre pour l'indépendance des juges et des avocats, 1962, Congrès de Rio, Comité III, publié au bulletin 89 de 1990.