Avocat au barreau de Tizi Ouzou, Salah Hannoun est aussi militant des droits de l'homme et membre de l'ONG Avocats sans frontières. Il s'est illustré lors des événements tragiques de Kabylie en étant membre du collectif de défense des victimes du printemps noir. Dans cet entretien, il nous livre sa vision du projet de charte pour la paix et la réconciliation nationale. En tant que juriste, quelle lecture faites-vous du projet de charte pour la paix et la réconciliation nationale ? De prime abord, il y a lieu de signaler que les rédacteurs de la charte n'ont pas pris la précaution de faire mention dans le corps du texte de sa valeur juridique. Le flou est-il voulu ou a-t-il été escamoté au profit des objectifs politiques avoués et cachés ? Tout porte à croire que l'analyse politique et juridique tend vers la prise en charge des deux options. Le débat actuel doit porter sur la place d'un texte purement politique et populiste dans un dispositif juridique ayant identifié avec précision la « hiérarchie des normes juridiques ». Dans cette logique, un texte dogmatique approuvé par voie référendaire a-t-il une place supra ou infra-constitutionnelle ? Quelle est sa situation juridique face aux conventions internationales ratifiées par l'Algérie et dont la place supra-constitutionnelle est expressément indiquée dans le corpus de la constitution elle-même ? La Constitution de 1996 stipule que la souveraineté et le pouvoir constituant sont entre les mains du peuple, or il est à noter que ce projet de charte est un patchwork de dispositions juridiques et de professions de foi, à mi-chemin entre la loi et un texte doctrinaire. Il porte en lui des atteintes fondamentales et à la Constitution et aux conventions internationales relatives à la défense des droits humains. En effet, la Constitution algérienne, qui est la loi fondamentale de l'Algérie, approuvée par voie référendaire, consacre le respect de la vie, de l'intégrité de la personne humaine ainsi que la protection de tous ses droits. Idem pour les conventions internationales ratifiées par l'Algérie qui proscrivent le recours à l'impunité et le déni de justice, dans le processus de paix, de justice et de protection des droits de la personne humaine. Or ce projet de charte porte en lui la négation de ces principes fondamentaux puisque nous considérons qu'il n'est qu'un artifice pour maintenir l'impunité vis-à-vis des responsables de cette « tragédie nationale ». De même, les dispositions qu'il contient peuvent être adoptées par voie parlementaire et en faisant appel aux pouvoirs réglementaires et législatifs, dans le cadre de la Constitution. Mais comme nous sommes dans une logique de plébiscite, alors tous les artifices juridiques sont valables. Le respect de la norme juridique interviendra un jour... Pour nous, ab initio, ce projet de charte n'a d'existence que par son dernier paragraphe par lequel le Président sollicite une sorte de « pleins pouvoirs ». Vous avez été l'un des avocats des familles des victimes du terrorisme, est-ce que le texte proposé est à même de panser leurs blessures et capable d'enclencher un processus de réconciliation nationale ? De par le monde, jamais processus de réconciliation n'a réussi à aboutir vers la cicatrisation des plaies tant que son socle réside dans la négation des souffrances des victimes et de leurs ayants droit. Les pays ayant tenté ces expériences d'amnésie (les exemples du Chili et de l'Argentine sont édifiants), par le truchement des lois d'amnistie, ont fini, des décennies après, par se rendre à l'évidence que la consécration de l'impunité est le meilleur soliflore pour la haine qui minera les générations futures. Jamais le concept de la paix n'a réussi à fleurir en harmonie avec la démocratie et la modernité dans un pays ayant consacré l'impunité comme fertilisant. Et les conventions internationales qui insistent sur le principe de la justice sont le fruit de ces expériences et de la lutte internationale contre ce raisonnement par l'absurde. Aussi la notion du pardon est tellement personnelle que rien ni personne ne peuvent se substituer à l'être qui a vécu dans les tréfonds de sa vie les déchirements de son corps et de son âme. Or dans ce projet, il n'y a rien de nouveau pour les victimes du terrorisme. Après les lois sur la « concorde civile » et la « grâce amnistiante », ce projet d'amnistie qui ne dit pas son nom consacre encore une fois la volonté politique d'un pouvoir qui, en sus du détournement des prérogatives du Parlement, veut aller plus loin dans sa compromission scélérate avec l'islamisme politique et militaire. Le tout se fera au détriment de toutes ces victimes du terrorisme islamiste pour lesquelles, encore une fois, on enlève la possibilité d'un procès équitable. Un procès qui permettra aux victimes de s'exprimer dans des tribunaux, en confrontant leurs bourreaux. Ce sera l'exutoire nécessaire face à un traumatisme profond qui continue de sévir. C'est la condition sine qua non pour le pansement des blessures intérieures. Sur un autre plan, aujourd'hui, les victimes du terrorisme islamiste assistent impuissantes face à la consécration du reniement comme politique nationale de gouvernance. Même l'origine idéologique du terrorisme islamiste est écartée au profit de vocables insignifiants du genre « terroristes sanguinaires », « agression criminelle inhumaine », etc. Ces victimes n'ont comme choix que d'assister impuissantes, comme en 1995 et en 2000, à cette messe durant laquelle le pouvoir se réconciliera avec ses propres factions et avec les « égarés » du système éducatif, de la justice dépendante du pouvoir politique, de l'Islam religion d'Etat, de la corruption, de la torture, des exécutions extrajudiciaires, etc. Pour toutes ces victimes, 29 septembre 2005 est un jour constitutif de la seconde république, celle de la trahison du serment de ceux qui luttèrent pour une république moderne, démocratique et laïque. Une certitude : dans le droit international, une règle impérative de droit consacre l'intangible principe de l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité, et aucune loi d'amnésie ne peut l'abroger. Et l'Algérie finira par s'y soumettre. Un jour ou l'autre. Amnistie ou pas ! En tant que l'un des avocats des familles des victimes des événements dits du printemps noir en Kabylie, que prévoit la charte pour les coupables d'assassinats dans cette région du pays ? La visite de Bouteflika en Kabylie s'inscrit dans la logique des tentatives actuelles voulant faire croire que les dossiers inhérents à la crise de Kabylie sont réglés ou en voie de l'être. Ce qui est un leurre. Comme pour les victimes du terrorisme islamiste, les victimes de la sanglante répression des événements du printemps noir doivent prendre leur mal en patience pour espérer qu'un jour justice leur sera rendue. Ce qui s'est passé en Kabylie n'est pas considéré par le pouvoir comme faisant partie de la « tragédie nationale ». Et pour cause, il ne peut tout de même pas se faire hara-kiri... A l'image de tous les crimes d'Etat, celui qui a été orchestré par le pouvoir en Kabylie continuera pour longtemps à creuser les sillons de la rupture entre eux. Même si nous commençons, avec du recul, à mieux cerner les tenants et aboutissants de ces actes génocidaires, l'impunité sera consacrée de fait et de jure, car les responsables politiques des assassinats des 123 jeunes Kabyles trônent toujours sur les cimes du pouvoir de l'arbitraire et de l'injustice. Même si les gendarmes, dont nous attendons toujours l'illusoire « promesse » de traduction devant des juridictions pénales de droit commun, sont identifiés comme les auteurs matériels de ces assassinats, les commanditaires continuent toujours à faire régner la loi de l'omerta. Et ce n'est pas la « relance » récente de certains dossiers d'instruction, en violation du principe de la valeur de la chose jugée, qui nous fera oublier le traitement inique par la justice du dossier des victimes du printemps noir de Kabylie durant quatre ans. En définitive, ce projet de charte consacrera l'impunité dans son acceptation la plus large : l'impunité offerte au terroristes islamistes et son corollaire la mise sous silence de la responsabilité de l'Etat dans certaines situations liées à des actes de tortures, d'enlèvements, séquestrations, exécutions extrajudiciaires... Et si le véritable consensus se situait à ce niveau-là ?