Entre essai et récit, le dernier livre de Fadéla M'rabet poursuit le fil de ses voyages et souvenirs. Depuis quelques années, Fadéla M'rabet écrit à un rythme régulier et publie au même rythme. La caractéristique de l'écriture de cette «féministe», qui se défend d'ailleurs de l'être, est la publication d'ouvrages courts dont le sujet tourne autour d'un voyage qu'elle raconte, à sa façon, d'un personnage qui peut être un membre de sa famille, qu'elle évoque avec tendresse, comme sa grand-mère, Djedda, figure omniprésente de ses souvenirs qui évoquent son enfance à Skikda, sa ville natale. La femme qu'elle est devenue «vit de l'éclat des aurores» aux côtés de sa Djedda en train de faire sa prière face aux collines bleues de cette ville côtière de l'Est algérien. Dans son dernier récit publié chez Riveneuve Editions, c'est d'Alger dont il est question. En effet, c'est à Alger que naquit sa prise de conscience de questions en rapport avec la condition des femmes, sujet sensible pour cette conteuse. Les écrits de Fadela M'rabet sont mêlés de poésie, car ils recèlent de cet art de raconter les choses dans une langue française de toute beauté, il faut bien le dire. De ce point de vue, la critique française, trop nombriliste, n'accorde pas assez de place aux écrivains du Sud, aux Algériens en particulier, qui enrichissent cette langue tout en s'enrichissant de l'autre. Alger, un théâtre de revenants, est avant tout une série de réflexions qui tournent autour du présent à partir d'un passé, celui d'Alger et de ses habitants, celui de l'Algérie dans la mesure où cette ville, en tant que capitale et plus grande agglomération urbaine, est le miroir de tout un pays. Disons que Fadéla M'rabet revisite les lieux et les gens. Ses observations d'un récent voyage à Alger lui permettent de faire le point tout en gardant l'œil sur le rétroviseur du passé. Alors que voit-elle ? Le changement et la résistance sont exprimés à partir de l'histoire du dattier Deglet Nour qui a failli être récupéré par les Américains pour le cultiver dans l'Arizona : «Non, proclament les Algériens, c'est une trahison que de livrer le palmier-dattier de la Deglet Nour, ce roi du désert, aux cowboys qui ont exterminé les Indiens ». Quelques-uns étaient prêts à tout vendre pourtant. Cette allégorie résume en soi le néocolonialisme rampant et la résistance des pays du Sud qui devraient être vigilants pour ne pas vendre leur âme. La Deglet Nour devient la noblesse qui symbolise l'honneur qu'il faut préserver et les femmes anciennes sont celles qui ont su préserver et sauver cet amour et cette jalousie pour l'Algérie. Fadéla M'rabet ne reconnaît plus son Alger des années de lutte où des femmes libres portaient le haïk, authentiquement algérien, en signe de protestation contre le colonisateur. Aujourd'hui, elle observe que les filles «sont devenues des souks ambulants ou des SDF qui portent tout ce qu'elles possèdent sur leur corps – sur le pantalon une jupe, sur la jupe une veste, sur la veste un voile qui recouvre la tête et les épaules. Sous le voile un foulard qui enserre le front et écrase la chevelure». Pour la conteuse, ces vêtements ne sont pas choisis mais subis, car ces accoutrements escamotent et cachent la féminité, pour ensevelir la femme et la détruire, loin de l'esprit des moudjahidates. Le discours est clair, car la question est pourquoi la femme algérienne de ce début du XXIe siècle s'excuse-t-elle d'être là, d'être dehors, d'être dans la rue ? Pour se faire accepter, elle se voile comme si elles disaient aux hommes «nous ferons tout pour ne pas vous déranger», comme si elles disaient : merci de nous tolérer dans la rue ; ne vous en faites pas, nous serons toujours cachées pour ne pas trop nous imposer. Alors que voit Fadéla M'Rabet, elle qui animait une émission à la chaîne III avec Tarik Maschino, Le magazine de la jeunesse, qui donnait souvent la parole aux jeunes filles dont certaines étaient suicidaires ? La liberté de parole avait délié les langues et ces filles se libéraient par la voie/voix des ondes. Aujourd'hui, le spectacle est douloureux pour l'écrivaine car elle observe une jeunesse saccagée et sans espoir mais qui garde quand même le sourire. Elle rappelle que pendant la guerre d'indépendance «l'espoir ne nous quittait pas. Nous étions sûrs de la flamboyance de nos lendemains». Ces lendemains sont là, aujourd'hui, car la tristesse et la lassitude se lisent sur les visages aussi bien des femmes que des hommes en cette journée pluvieuse où elle se promène dans les rues horriblement embouteillées, là où les petites gens vont et viennent. L'autre problématique soulevée est celle de la langue car l'imposition d'un arabe classique glorieux sans que soit donné sa culture et l'or de son siècle, crée paradoxalement un malaise linguistique, alors que l'arabe algérien est une langue si belle, si imagée, si poétique, si truculente, mais si ignorée. Même la langue des femmes analphabètes était superbe et riche. L'Orient ? L'Occident ? Selon l'auteure, l'Algérie n'a pas à choisir. Elle est riche des deux mondes et les politiques devraient l'assumer pour libérer le peuple de cette culpabilité constante d'être ceci et non cela et vice-versa. La thématique du récit de Fadéla M'Rabet tourne autour de ces questions brûlantes, essentielles comme la politisation de l'Islam. Sans tomber dans le pamphlet, elle souhaite pour l'Algérie un Etat de droit qui sortira les femmes de cette force d'inertie qui paralyse de toute façon tout un chacun. A ses yeux, le Festival Panafricain était un véritable tremplin pour sortir de cette torpeur où Fadéla M'Rabet trouve la force de rêver de «jeunes filles surfant sur les vagues, rivalisant avec les mouettes, leurs chevelures déployées étincelant au soleil de mille juillets». Fadéla M'Rabet, "Alger, un théâtre de revenants", Ed. Riveneuve, Paris, 2009.