La vision eurocentriste a privilégié l'écrit et dévalorisé l'expression orale. Publié sous la direction d'Alain Joseph Sissao, La littérature écrite face aux défis de la parole traditionnelle est une collection d'articles pertinents, dans la mesure où l'approche du rapport écrit/oral permet d'avancer dans l'analyse critique d'un tel binôme, si proche en termes de communication artistique et si différent en termes de moyen de communication. Les réflexions et les recherches sur la question écrit/oral sont multiples même si l'analyse reste convenue, dans le sens où les critiques eurocentristes soulignent plutôt l'antagonisme entre ces modes d'expression, conférant au premier l'autorité et la modernité et, au second, l'éphémère et la tradition. L'intérêt de l'ouvrage édité par Alain Joseph Sissao est que les treize auteurs des articles publiés déstructurent justement cette approche eurocentriste. L'ouvrage souligne avec force que les critiques eurocentristes réduisent le plus souvent l'oralité à une forme mineure de la création artistique en arguant qu'elle n'est ni écrite ni répertoriée. Les articles tentent de démontrer l'égalité entre les deux formes d'expression fictionnelle et les analyses critiques valorisent l'oralité comme source intarissable de la créativité littéraire, tout en réfutant la prétendue supériorité de l'écrit. La position eurocentriste est démontrée comme étant obsolète aujourd'hui en Afrique (et dans d'autres parties du monde d'ailleurs) grâce aux rapports étroits entre l'écrit et l'oral en poétique textuelle et à la trace constante de l'oralité dans l'écriture dans les contes et dans le processus de création qui commence toujours par le mental, donc par la forme orale très présente dans l'élaboration progressive de l'écriture des écrivains : c'est du son que naît l'écriture. L'oralité et la génétique du texte, c'est-à-dire le rapport entre le «brouillon mental» et l'écriture, sont analysées avec pertinence. La question fondamentale qui est soulevée concerne principalement l'analyse des formes d'expressions qui fusionnent précisément oralité et écriture. La réflexion et l'analyse des auteurs comme Jean Foucault ou Dominique Verdoni ciblent beaucoup plus la complémentarité écrit/oral que l'hétérogénéité entre ces deux modes d'expression. Alain Sissao rappelle que le Sénégalais Hampaté Ba avait déjà établi ce lien étroit en comparant la mort d'un vieil homme africain à une bibliothèque qui brûle. En effet, au lieu d'être écrites et archivées dans les bibliothèques, les histoires orales sont archivées dans la mémoire des anciens qui les transmettent de génération en génération. L'argument avancé en filigrane démontre qu'en Afrique l'oralité est un fait de civilisation et qu'en Afrique postcoloniale l'écriture n'est qu'un des supports de cette oralité qui continue à être l'un des fondamentaux de l'identité africaine. L'oralité n'est-elle pas liée à la «littérorariture» de l'enfance et de la jeunesse ? La question est posée et les approches critiques s'inscrivent dans la pluridisciplinarité qui vise à effacer les hiérarchies qui peuvent exister entre les diverses créations artistiques. Cette publication comporte deux grandes parties dont la première aborde les textes oraux dans leurs rapports avec la musique, l'image et les contes d'enfants, et la seconde consacrée précisément aux rapports étroits, mais néanmoins ambigus, de l'oralité avec l'écrit, traite l'écriture et l'oralité, non comme des modalités antagonistes, mais comme des champs problématiques complémentaires. Gabriel Kuitche Fonkou analyse la question de la collecte d'histoires traditionnelles qui se fait grâce aux nouveaux outils technologiques et souligne les réinvestissements de ces structures de l'oralité dans l'écrit africain. La démonstration de la force de créativité littéraire dans les langues africaines, comme le ngemba, ne se fait que grâce à l'oralité et donc du réinvestissement des ressources linguistiques, telles que les parémies, les images, les expressions idiomatiques. Dans tout processus de création, le tiraillement de l'écrivain africain se situe souvent dans son choix entre le système normatif, la richesse des dialectes et l'oralité qui occupe une place prépondérante dans le champ de la culture africaine. Ludovic Obiang analyse, à ce propos, le dédoublement de la création chez le poète gabonais, Pierre-Claver Zeng Ebome, dans le choix d'écriture en langue française où l'oralité devient enrichissante et ne devrait pas se limiter aux formes caractéristiques de l'orature. L'écriture devient une matrice de création plurielle et multiple qui s'appuierait sur n'importe quelle prise disponible verbale ou scripturaire. L'article de Lila Medjahed de l'Université de Mostaganem présente une analyse subtile sur la présence de l'oralité algérienne dans la littérature des jeunes issus de l'immigration en France. Elle parle de l'oralité (Zumthor) qui est présente de manière polyphonique dans leurs fictions, alors qu'ils n'ont plus ou peu de rapport avec l'Algérie. Ce type d'écriture démontre qu'il y a un dialogisme romanesque où l'hybridation linguistique est de mise. La mémoire de cette oralité, transmise par les anciens et réintroduite dans l'écrit, produit un métissage linguistique où l'ironie permet de survivre et de créer avec bonheur. Si l'écrit joue le formidable rôle d'un «conservatoire» des formules orales, comme le démontrent les ouvrages d'Ahmadou Kourouma, sa pérennité est nécessaire pour toute création, et on le voit bien aussi en Algérie où l'oralité tient une place prépondérante dans la création artistique. Alain Joseph Sissao, La littérature écrite face aux défis de la parole traditionnelle, Burkina Faso, A.U.F, 2009.