«Combien d'hommes admirables et qui avaient de très beaux génies sont morts sans qu'on en ait parlé ! Combien vivent encore dont on ne parle point et dont on ne parlera jamais.» La Bruyère Veste sombre, pull et cravate, il avait le ton passionné et envoûtant, une allure impeccable et coquette qui lui valait le titre de gentleman. Un gentleman qui ne serait incroyablement pas à son aise dans le foot surmédiatisé d'aujourd'hui. C'est Djamel El Okbi, ancien gardien de but de l'USM Alger qui ne connut pratiquement que l'ambiance de son quartier, Bologhine, puisqu'il porta les couleurs de l'OMSE, de l'ASSE et de l'USM Alger, de 1955 à 1969, date de sa retraite sportive. Il a été sélectionné à quatre reprises en équipe nationale. Pourtant, au départ, Djamel n'était pas destiné au foot. Il jouait au volley-ball à Saint-Eugène, lorsqu'un beau jour son entraîneur, détectant chez lui d'autres qualités, l'orienta vers le jeu à onze. «Tu ferais un bon goal», lui a-t-il lancé. Djamel ne se l'est pas fait dire deux fois et opta pour le foot. Son père, le célèbre Tayeb El Okbi, l'un des illustres dirigeants ulémas, n'y trouva pas d'inconvénients. L'aventure pouvait commencer au milieu des années cinquante. Issu d'une famille de lettrés, Djamel est le 7e des 12 enfants du cheikh, dont l'épouse est issue de la famille de l'émir des poètes algériens, cheikh Mohamed Laïd Al Khalifa. Né en 1889 à Biskra, son père émigre à l'âge de cinq ans avec sa famille au Hedjaz, en Arabie Saoudite. Il passe alors de la ville de Médine à La Mecque. Il y grandit et fit des études très poussées en théologie. Devenu grand lettré, il se lança dans la prédication et le journalisme. Fils de cheikh Tayeb Dès le début de ses activités professionnelles, il est conseiller du souverain, le chérif Hussein, qui lui confia la direction du journal Al Qibla, un journal réformiste, et de l'imprimerie officielle. Suspect aux yeux de l'autorité turque, il sera placé en résidence surveillée en Turquie. Il est libéré grâce à l'intervention de l'émir Chekib Arslan, alors proche des Turcs. Il fait son retour en Algérie en 1920, et commença immédiatement à propager la doctrine réformiste islamiste : éveil des musulmans, combat contre l'analphabétisme, lutte contre le maraboutisme, etc. Il fut très vite considéré comme élément à surveiller par l'autorité coloniale française. Il se mit en contact avec d'autres lettrés, notamment Ben Badis, et collabora aux journaux Al Mountaquid et Al Chihab et créa son propre journal, Al lslah, qui eut du mal à paraître du fait des embûches créées par les autorités françaises. Il s'installa à Alger en 1929 et lança les activités du fameux «Cercle du progrès» qui devint très rapidement le centre de rassemblement de nombreuses associations réformistes. Son grand talent oratoire (comparé à celui de Démosthène ou Bossuet) et son engagement total lui valurent un très grand prestige auprès de la population algérienne. Il fonda, en 1935, au «Cercle du progrès», l'Union des croyants monothéistes et devint un ami du grand orientaliste français, Louis Massignon. En 1933, les autorités préfectorales lui interdirent de prêcher dans les mosquées, et en août 1936, l'incarcérèrent, avec Abbes Turki, à la suite d'un complot monté contre lui par la police coloniale française. Remis en liberté provisoire, son procès n'eut lieu qu'en juin 1939. Albert Camus le défendit dans les colonnes du journal Alger républicain. Il fut acquitté avec la palme du Martyr et l'administration française déconsidérée. Après 1940, il continua ses activités au «Cercle du progrès». Sur le plan politique, il était considéré comme modéré en comparaison des positions affichées par Messali Hadj, leader du mouvement indépendantiste. El Okbi était partisan d'une indépendance octroyée progressivement et un des rares oulémas partisans du bilinguisme. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il prit position contre les mesures du gouvernement de Vichy à l'égard des juifs. Le déclenchement de la lutte armée en novembre 1954 surprit tous les mouvements et personnalités réformistes. EI Okbi, vieilli, malade et grabataire fit, au cours de la lutte armée, une seule apparition publique en janvier 1956 au «Cercle du progrès» sur insistance d'Albert Camus (conférence sur une trêve civile en Algérie). Il décéda en mai 1960. Une foule nombreuse l'accompagna à sa dernière demeure. Djamel grandit à Kouba, mais c'est Saint-Eugène qui l'adopta et où sa famille s'était définitivement fixée à la fin des années 1930. Printemps 1955 Ce jour-là, l'ASSE et le Gallia disputaient la finale de la coupe Milady. Dans les bois saint-eugénois opérait déjà le célèbre Landi. En seconde mi-temps, quelle ne fut la surprise des nombreux spectateurs de voir l'ASSE revenir sur le terrain avec un «bambin» comme gardien de but à la place de Landi. Cette surprise se transforma tout de suite après le premier tir adverse en étonnement puis en admiration. Jamais peut-être un gardien de but aussi jeune ne réussit autant de suffrages en un aussi court laps de temps. El Okbi venait d'entrer dans la légende des grands gardiens de but algériens. Il avait tout juste 16 ans. De Villeneuve, l'entraîneur de l'ASSE choisit la solution la plus facile qui consiste à aligner chaque dimanche Landi ou El Okbi, à tour de rôle, quelle que soit l'importance de la rencontre. Puis, un beau jour, Djamel disparaît de l'équipe. Personne, à l'exception de sa famille, ne savait où il se trouvait. Bien que contacté par des clubs suisses, dont le Servette de Genève, Djamel préféra Valence et Sarreguemines, en France (1960), mais cela ne dura qu'un printemps. On ne le retrouva à Alger qu'au lendemain de l'indépendance. «Pourquoi aller ailleurs», dit-il, se contentant de s'entraîner en marge de ses coéquipiers. «Il ne voulait pas gêner Osmane bien que la chose fut aisée», nous dit Hamid Ben Kanoun, ancien joueur de l'USMA. Mais, sur insistance des dirigeants, Djamel accepte de garder les bois, et joue son premier match contre les FAR. Bien que «barré» par Boubekeur, il ne se découragea pas et s'imposa comme l'un des plus talentueux goals du pays. Souvenez-vous du fameux USMA-CRB où il découragea à lui seul et malgré une méchante blessure toute l'attaque du CRB. Toute la gamme du parfait goal y passa. Dégagements du poing, plongeons spectaculaires, placements, sorties opportunes. Les attaquants belcourtois n'en sont pas revenus. Ce qui a fait dire à Ahmed Arab : «Nous n'avons eu peur que d'El Okbi». L'épouse de Djamel trace quelques traits de caractère de son défunt mari : «Il avait l'USMA dans le sang. Quand on s'est mariés, pour le décor de la maison, il a exigé des rideaux aux couleurs rouge et noir, et il m'avait même demandé de porter les mêmes couleurs. Comme je suis née à Sétif et que parfois je le taquinais à propos de l'Entente, il se mettait dans une colère bleue et était dans tous ses états. Il était toujours tiré à quatre épingles. Pour l'anecdote, lors du séisme qui a secoué Tipasa en 1989, Djamel, qui était à la maison, n'a pas cru bon de s'enfuir comme nous l'avons fait. Au lieu de cela, il était devant la glace en train d'arranger sa cravate. Par la suite, il nous expliquera son attitude. ‘‘A bien choisir et s'il faut partir, autant partir en beauté !''» Sinon, une très grande complicité le liait à son épouse qui lui préparait le cabas et un copieux petit déjeuner. «Il partait très tôt le jour du match, et il y avait une sorte de symbolique. Il transitait toujours par la maison de ses parents pour s'imprégner de l'ambiance. C'était un passage obligé.» Il faut dire que la demeure familiale se situe à un jet de pierre du stade Bologhine. Rachid, son frère enseignant, était le plus fervent de ses supporters. Il lui arrivait même de s'évanouir en plein match, mais il avait toujours un flacon de Ploum Ploum à sa portée. Djamel avait une prime de 300 DA en cas de victoire. Une misère. «Lorsque l'équipe perdait, il n'était pas bon d'être dans ses parages», raconte son épouse. «J'en prenais pour mon grade. Je lui préparais du berkoukès, et je sortais presque à reculons. La prime qu'il gagnait, il la dépensait en soins, car il était pratiquement toujours blessé. J'étais en quelque sorte son kiné. Il allait souvent consulter Hadj Benkanoun, le rebouteux bien connu de La Casbah, car Djamel avait une main déformée. Contre l'USMS, il a eu une fracture à la cloison nasale et a été hospitalisé. Tout cela pour vous dire, j'étais tellement marquée que je m'empêchais de regarder les matches, de peur d'être choquée !» Contre le CRB, Djamel héroïque, a été gravement blessé suite à un choc avec Lalmas qui sonnera la fin de l'aventure footballistique d'El Okbi. «Lorsqu'il y a eu le jubilé de Lalmas, Djamel y a participé, c'est vous dire qu'au-delà des aléas conjonturels, il n'y a pas d'esprit de revanche, d'animosité, de rancœur, le sport demeure toujours un facteur d'amitié». Sacré Djamel ! Sélectionné à quatre reprises en équipe nationale, Djamel a évolué contre la formation brésilienne de Vasco de Gama (0-1), défaite sur penalty dans les années soixante à Constantine et contre la Roumanie à Alger. A l'époque, Khabatou présidait aux destinées des Verts. A 90 ans, le toujours jeune Smaïl Khabatou est allé farfouiller dans sa mémoire pour nous dire qu'il avait bien connu El Okbi : «Un joueur de talent qui avait toute une panoplie d'atouts. A son poste, il était l'un des meilleurs. C'est ce qui explique qu'il avait été choisi pour garder les bois de l'équipe nationale. Il était élégant, d'une grande courtoisie, et ceux qui l'ont affublé du titre de gentleman des stades ne s'y étaient pas trompés. Car Djamel en était vraiment un. Dommage que la méchante blessure contractée lors de la finale de coupe d'Algérie en1969 a écourté sa carrière qui était à l'évidence fort prometteuse.» Chakib Belleili, ami de toujours de Djamel et ancien directeur général d'Air Algérie, témoigne : «La 1re fois que j'ai vu Djamel El Okbi jouer à l'ASSE, c'était en 1959 lors d'un match ASSE-Gallia. Les deux équipes avaient de grands joueurs (Papalardo, Sare, Guitoun, Xuereb, côté ASSE, et Salva, Bagur, Fortuné, côté Gallia) et ce fut un match de très haut niveau. El Okbi, alors très jeune, et surnommé à cette époque le ‘‘goal volant'' (à cause de sa double détente) avait donné toute la mesure de son talent. Il fut la vedette de cette rencontre où il réussit des parades extraordinaires. La rencontre s'est terminée par un nul 0-0. J'ai cru revoir les mêmes exploits lors d'une rencontre à Guelma en 1965 entre l'USMA et l'ES Guelma des frères Seridi où il découragea l'attaque très percutante de Guelma et finit par être fortement applaudi par la tribune guelmoise. Il y avait à cette époque beaucoup de fair-play dans le foot algérien. Très jeune, il a encouragé les Tahir, Zebaïri en cédant sa place. Côté fair-play, c'était un véritable gentleman : de l'élégance, de la courtoisie, de l'aisance et du courage. En un mot, beaucoup de classe. Assurément, El Okbi est passé à côté d'une grande carrière professionnelle de gardien de but. A son niveau de classe, je ne voyais que Nassou…