Après quatre ans passés à Alger, Jérôme Ferrari, professeur de philosophie, a écrit un roman – Où j'ai laissé mon âme – qui a déjà obtenu de nombreux prix littéraires. Il sera au Centre culturel français jeudi 3 février à partir de 14h30. - Votre livre a été qualifié de «roman philosophique»… Etes-vous d'accord avec le concept ? Non ! Pour moi, un roman philosophique met en scène des concepts philosophiques. Bref, la définition d'un mauvais roman ! Je crois qu'entre la littérature et la philosophie, il n'y a pas de différence entre les centres d'intérêt. J'ai fait ce livre parce que j'ai vu L'ennemi intime, le documentaire de Dominique Rotman, dans lequel témoigne l'officier qui, en janvier 1957, a arrêté Larbi Ben M'hidi. J'ai été marqué par son récit, dans lequel il y avait beaucoup de nostalgie et d'admiration. Cette ambivalence de sentiments pour celui qui était son ennemi, la complexité des rapports entre les deux personnages a donné le point de départ du roman.
- Comment est né le personnage du capitaine Degorce ? Et celui du lieutenant Andreani ? J'étais encore à Alger quand j'ai vu le documentaire et l'idée du livre ne s'est pas imposée immédiatement. J'ai dû m'en éloigner, je ne voulais pas faire un roman sur les sadiques, ni sur ceux qui ont refusé de pratiquer la torture. Ce qui m'intéressait, c'était cette zone obscure. Le personnage de Degorce est né comme ça, je voulais un décalage entre ce qu'il juge nécessaire intellectuellement et à quoi il n'arrive pas à adhérer affectivement. Et puis je lui ai inventé un passé, une trajectoire. Andréani, lui, n'a aucun modèle historique. Il est né avec sa voix. Je souhaitais qu'il incarne une autre possibilité fondamentale de comportement. Il a cette admiration et cet amour déçu qui débouche sur la rancœur. L'opposition entre les deux personnages me permettait de soulever aussi une question morale : à quoi servent les scrupules et les remords ? Que nos actes soient bons ou mauvais, qu'est-ce que ça change à partir du moment où on les commet ? - Vous avez déclaré que vos sources documentaires n'avaient pas été les livres sur la guerre d'Algérie, mais la littérature des camps. Qu'y avez-vous trouvé ? Ils abordent une même question, celle de l'essence de l'humanité : qu'est-ce qui reste quand on gratte le vernis humain ? J'ai lu des lettres d'officiers français revenus des camps après Diên Biên Phu, les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, Vie et destin, de Vassili Grossman, deux œuvres russes, et, il y a plus longtemps de cela, Primo Levi. Et puis, bien sûr, j'ai été très influencé par L'ennemi intime, un grand travail documentaire, d'historien, pas du tout dans l'idéologie.
- Pendant vos quatre ans à Alger, quels sont les lieux qui vous ont inspiré le plus pour votre histoire ? Nulle part en particulier, mais il était très important pour moi de connaître les rues ou la couleur du ciel. Il est évident que je n'aurais jamais écrit ce roman si je n'avais pas vécu en Algérie. Chose importante : quand je suis arrivé au lycée français, j'ai participé à des ateliers d'écriture où les élèves devaient parler du passé et du présent. Ils avaient 17 ans et parlaient tous des années 1990. Il y a des textes que je n'ai jamais oubliés et écrire ce roman était pour moi une manière de ramener une période historique lointaine à quelque chose à laquelle j'étais indirectement confronté dans mon quotidien.
- Prendre part ou refuser, se taire ou dénoncer : le dilemme est finalement le même pour tous les hommes, dans toutes les guerres… C'est ma conviction profonde. Je ne voulais pas faire un roman historique, mais parler d'une situation qui cristallise des problèmes permanents, en tout cas facilement reproductibles : ceux de l'homme en guerre. Il y a des circonstances où les choses apparaissent comme logiques, nécessaires, et je ne parle pas forcément des tortionnaires. Le règne de la peur rend tout possible.