- Vous participez à cette 10e Biennale de Sharjah avec une installation vidéo qui a pour titre «Tagh'out». Comment a été conçue cette œuvre ? «Tagh'out» fait référence à ce que nous avons vécu dans les années 1990. Cela renvoie aux gens qui étaient dans le gouvernement, mais par extension, cela s'appliquait aussi aux artistes, écrivains, journalistes, etc, que les islamistes taxaient donc de «taghout». Et moi, par définition, je faisais partie de ces gens-là qui, n'étant pas des islamistes, étaient forcément présentés comme étant contre l'Islam. Comme le concept-clé de cette biennale, c'est le thème du traître, j'ai choisi de travailler dans ce sens-là. Ici, c'est l'artiste en tant que figure qui s'attaque aux tabous de sa société, qui s'inscrit en porte-à-faux par rapport aux idées reçues. - L'une des figures centrales de votre installation, c'est celle de Boudiaf. Techniquement, comment avez-vous abordé un sujet aussi délicat ? Dès son arrivée au pouvoir si vous vous souvenez, Boudiaf s'était attaqué à pas mal de certitudes. Il avait d'emblée affiché sa vision des choses en déclarant la guerre à la mafia politico-financière ainsi qu'aux islamistes, pêle-mêle. A partir de là, la notion de «taghout» s'est abattue sur lui de toutes parts, si bien qu'il a été assassiné. Et l'élément central de mon installation, c'est justement ce moment de son assassinat où tout a basculé. C'est quelque chose qui m'est d'autant plus significative que j'étais sur place au moment des faits. - Comment avez-vous vécu cela ? Je travaillais à l'époque comme reporter-photographe à Alger-Républicain et j'ai été chargé de réaliser un reportage photo sur le déplacement de Boudiaf à Annaba. J'étais parti avec Saïd Tazrout, Allah yerhamou, qui a fini par être été assassiné à son tour. Il y a eu un moment qui est resté gravé dans ma tête. C'est celui où Boudiaf faisait son discours. Il y avait une banderole sur laquelle il était écrit : «L'Algérie avant tout». J'ai fait une photo avec cette banderole, ensuite je voulais faire un portrait. Après, j'ai voulu prendre une photo d'ensemble, un grand angulaire, et pour ça, il me fallait changer d'objectif. A cet instant précis, au moment de changer d'objectif, c'est là que tout s'est passé. - Vous n'avez pas d'image personnelle de cet instant tragique ? J'ai le portrait de Boudiaf 5 à 10 secondes avant sa mort. C'est vraiment le dernier portrait de presse de Boudiaf. Donc, c'est sur ce moment-là que j'ai travaillé. La mosaïque de photos qui composent l'installation forment ainsi son portrait, le dernier que j'ai fait de lui. Dans le montage que j'ai réalisé, j'ai intégré également des images de la visite qu'il avait faite. Il y a des images fixes de lui, mais aussi des images de personnes que j'ai connues, que j'ai côtoyées, que j'ai aimées, et qui ont été assassinées. - On voit beaucoup Mekbel d'ailleurs, Asselah, Medjoubi… J'ai travaillé avec Mekbel à Alger-Rép également, puis au Matin. A la base, j'avais l'intention de retrouver toutes les photos des personnes assassinées, qu'elles soient connues ou anonymes. J'ai lancé des appels sur Facebook à cet effet, pour essayer de ramasser le maximum d'images. Malheureusement, je n'ai pas recueilli grand-chose. J'ai même sollicité l'ENTV, en vain. J'ai donc travaillé avec les images que j'ai pu récolter, sur Youtube notamment, ainsi que des images que moi-même je faisais à cette époque-là. Toute la mosaïque d'images fixes, ce sont mes propres photos. Sur chaque panneau, il y en a dans les 900. L'installation vidéo est une projection de 50 vidéos. A l'origine, chaque vidéo devait être projetée sur un écran à part. Sur chaque écran, on voit des images qui racontent une histoire, ce ne sont pas les mêmes images. On y trouve essentiellement des images des années 1990. - D'après vous, le travail de déconstruction de cette époque avec les outils de l'art a-t-il été suffisamment fait ? Est-ce un désir de votre part de réaliser une œuvre qui ait une dimension mémorielle ? Tout à fait ! Quand on revient sur cette mémoire, il est regrettable de constater que dans l'art, dans la production artistique, c'est quelque chose qu'on ne voit pas beaucoup, surtout dans les arts plastiques. Certes, il y a eu des formes de sublimation, mais je pense qu'il n'y a pas eu assez d'œuvres, de recherche, de travail plastique, critique, autour de ça, alors que les Libanais, par exemple, n'ont de cesse de questionner leur guerre civile dans leur production artistique. C'est même devenu un élément de base, un élément archétypal de leur travail de création. Quand tu vis des situations pareilles, tu ne peux pas en sortir indemne. Avez-vous le sentiment d'avoir soldé vos comptes avec la guerre civile à travers cette création ? Je l'espérais, oui. Mais là, honnêtement, je ne sais pas. Je suis fatigué par tout ça. - Nous vivons un contexte particulier marqué par l'éveil des sociétés civiles arabes. Quel impact ont produit ces événements sur votre imaginaire et sur votre travail artistiques ? L'artiste est un élément dans un ensemble, il fait partie de la chaîne sociale. C'est une solidarité toute naturelle. Par conséquent, la question de l'engagement ne se pose même pas pour moi. C'est automatique. Un artiste contemporain est par définition solidaire de ses contemporains. Tu ne peux pas faire comme si ces contemporains n'existaient pas. Ils sont là et tu fais avec. - Comptez-vous montrer «Tagh'out» à Alger ? Je l'espère bien. Mais c'est une production qui demande des moyens, qui demande une technicité assez élevée et un espace adéquat. Si je n'ai pas ça, sincèrement, je ne vois pas l'utilité d'une monstration. «Tagh'out» était pour moi une forme de thérapie personnelle. Si j'ai l'occasion de le présenter et de provoquer un débat autour de ça, je suis partant. Si c'est exposer pour exposer, ça ne m'intéresse pas. Je gagne ma vie en tant que designer dans une boîte de communication, je travaille comme tout le monde. Les expos, l'art en Algérie, ce n'est pas avec ça que tu vas vivre. Et la création artistique, c'est un investissement de temps, de techniques, de moyens, et tout cela coûte énormément d'argent. Moi, pour préparer ce projet, j'ai pris six mois de mise en dispo. Etre artiste en Algérie, cela reste très difficile parce qu'il faut travailler pour vivre, et il faut travailler pour faire de l'art. Et ce n'est pas normal. L'idéal pour un artiste, c'est de créer. Point. Tu as une création, tu proposes des projets, il y a des sponsors, il y a des gens qui s'intéressent. Il y a aussi le ministère qui doit s'impliquer. S'il dispose d'un budget, c'est bien pour aider, entre autres, les artistes à faire leur travail. Au niveau production, si j'achète 30 secondes de droits d'image, cela coûte une fortune. Je ne pourrais jamais les payer de ma poche. Moi, pour cette installation, quand j'ai parlé de 50 vidéos, dans mon projet initial, c'est censé être des images que les Algériens ont vues à la télé. Qui ont marqué nos esprits et qui sont gravées dans la mémoire collective. Mais il m'a été impossible d'obtenir ces images de l'ENTV. C'est comme ça, interdit ! J'ai même essayé de faire intervenir le ministère de la Culture, l'AARC (Agence algérienne pour le rayonnement culturel), peine perdue. C'est un système qui est comme ça. Et le monde de la culture n'est pas différent du reste. Les gens qui gèrent le secteur, qui donnent les subventions, sont les mêmes. Sincèrement, moi je n'ai aucun espoir que cela change un jour parce que ces gens-là font partie du système. On connaît des personnes qui, avant d'arriver à ces postes, étaient des personnes magnifiques. Mais un mois à peine après leur prise de fonctions, ils se sont complètement métamorphosés. Ils sont devenus la «photocopie» de ce qu'il y avait avant.