Cinq morts et des centaines de blessés : le bilan des émeutes «de l'huile et du sucre» qui ont éclaté le 5 janvier 2011 ne s'arrête pas aux chiffres. El Watan Week-end est retourné à Bab El Oued où les habitants assurent que le quotidien est pire qu'il y a un an. A Bou Ismaïl où la famille de Abdelfateh attend toujours les indemnisations. A M'sila où la justice fait traîner le dossier de Azzedine... Bou Ismaïl. La famille de Abdelfateh réclame toujours ses droits
«L'Etat m'a offert deux logements à Tipasa. Par contre, je n'ai pas encaissé l'argent des assurances, ni les indemnités du décès de mon fils. Aujourd'hui, je m'occupe de mon épouse qui est malade et de mon fils Djillali toujours en état de choc. Il est suivi à l'hôpital de Blida. Je suis en justice depuis une année avec Naftal de Blida pour l'obtention d'une pension et des dédommagements…» Hocine Akriche n'est pas près d'oublier ce 7 janvier 2011. Abdelfateh, 32 ans, qui venait rendre visite à ses parents à haï Ellouz, à Bou Ismaïl, est sorti, aux environs de minuit, de la maison pour aller chercher son jeune frère Djillali, qui se trouvait parmi les manifestants. Pour rappel, la ville de Bou Ismaïl a connu l'enfer en ce début 2011. Les émeutes secouaient cette partie est de la wilaya de Tipasa, notamment Bou Ismaïl, Koléa, Fouka, Chaïba et Hadjout. Le destin en a décidé autrement pour Abdelfateh. Dans l'obscurité totale des quartiers populaires de Bou Ismaïl, l'agent de sécurité de Naftal a été atteint par une balle alors qu'il tenait son jeune frère Djillali. «Ce crime ne restera pas impuni», scandaient les manifestants lors des affrontements avec les forces antiémeute qui ont suivi l'enterrement du jeune Abdelfateh Akriche. Son père Hocine, quelques semaines après ce tragique événement, nous disait : «Il n'a pas participé aux émeutes, il était sage ! Regardez dans quel état est sa mère. Elle reste inconsolable, en plus elle est dialysée.» «Par ailleurs, je n'arrive toujours pas à comprendre pourquoi on a tiré sur mon fils…», ajoutait-il. Son jeune frère Djillali avait assisté aux ultimes instants de la vie de son frère Abdelfateh. Après avoir hurlé de toutes ses forces au milieu de cet environnement chaotique, dans l'obscurité totale, les secouristes se sont approchés du corps de Abdelfateh pour l'évacuer à l'hôpital de Koléa avant son transfert à Blida pour une autopsie. Selon les témoignages que nous avons pu recueillir auprès des émeutiers de Bou Ismaïl, la victime n'était pas connue dans la ville, elle vivait à Douaouda. Le père de Abdelfateh soutient : «Je suis toujours en quête des droits de mon fils innocent tué dans les émeutes.» «Je n'ai pas encore saisi les instances internationales, car j'ai un rendez-vous dans les prochains jours avec un très haut responsable de l'Etat à Alger, précise-t-il. Je sais pertinemment que les pouvoirs publics sont très compréhensifs et sensibles à nos préoccupations. Aussi, j'attends des réponses positives…», conclut-il. M'hamed H.
Annaba. Un avis médical conclut au décès naturel de Sadek Bendjedid
Il y a un an, Annaba a vécu au rythme des émeutes déclenchées un peu partout à travers le pays. Un douloureux anniversaire qui rappelle aux citoyens annabis un sinistre décompte officiel faisant état d'un mort, 100 blessés entre policiers et émeutiers et 72 personnes arrêtées. Ce bilan avait été établi au lendemain de trois jours d'émeutes rappelant le décès de la victime Sadek Bendjedid, 65 ans, qui, selon ses proches, est décédé asphyxié par le gaz lacrymogène périmé lancé en bombes par les policiers antiémeute à la cité 8 Mai 1945 (Oued D'heb) en riposte aux attaques des émeutiers. De l'avis du wali de Annaba, Mohamed El Ghazi, se basant sur un compte rendu médical, le décès est naturel. Ce qui rend obsolète une action en justice contre la police. Or, selon sa famille, le défunt, certes asthmatique, a succombé à une asphyxie due à l'inhalation du gaz lacrymogène périmé avant d'atteindre le service des urgences de l'EPSP de Annaba. Les manifestants n'ont pas décoléré puisque les émeutes ont repris au lendemain dans les cités populaires Didouche Mourad, La Colonne, La Plaine Ouest et Pont Blanc, où les manifestants avaient saccagé plusieurs bus appartenant à l'entreprise publique de transport ETA. La veille, les actes de saccage des édifices publics et privés, assortis parfois de pillages, s'étaient intensifiés à travers plusieurs communes, dont El Bouni, Sidi Amar et Chetaïbi. Il en était ainsi du siège de Sonelgaz où deux véhicules ont été volés, dont l'un d'eux transportait des bouteilles d'acétylène, un gaz très inflammable utilisé dans la soudure des métaux. Cependant, l'intervention des services de sécurité avait permis, quelque temps après, de récupérer les deux voitures abandonnées. Le siège de la CNAS de la Cité Plaine Ouest avait été également la cible des manifestants. Sans la résistance des riverains, il aurait connu le même sort que le nouveau siège de Djezzy dans la commune d'El Bouni et celui de Nedjma à Sidi Amar, complètement saccagés et vidés de leurs équipements. Le siège de l'APC de Chetaïbi a été calciné avec son parc automobile ainsi que celui de la direction du contrôle et des prix (DCP). M.-F. G.
A Bab El Oued, «des promesses, mais rien qui vient»
«Depuis janvier 2011, c'est le statu quo. Aucun changement visible n'a été enregistré», constate Nasser Meghnine, président de l'association SOS Bab El Oued. Ambiance des plus classiques dans ce quartier de la capitale. Surpopulation et marché informel sont le lot quotidien des habitants et des gens de passage. Rencontré au marché des Trois-Horloges, là où les émeutes ont éclaté le 5 janvier 2011, Bilal, 15 ans, ne va plus à l'école : «J'ai pris l'habitude de travailler au marché. J'aimerais que la vie à Bab El Oued s'améliore mais, vous voyez, rien n'est fait. Je reste réaliste. Nous sommes condamnés. Nous sommes devenus des morts vivants.» Rachid, père de famille, qui tente difficilement de joindre les deux bouts, observe lui aussi : «Aucun changement. C'est pire même. Nous souffrons, nous survivons, ni plus ni moins. Nous avons adressé des demandes à l'APC pour obtenir des tables (étals) mais elles sont restées sans réponse. Comment voulez-vous que les jeunes ne s'insurgent pas face à un tel mépris ? J'en suis persuadé, ça va reprendre et ça sera pire qu'en 2011. Vous verrez, c'est tout Bab El Oued qui sera en état de siège. De plus, la police est omniprésente…» Pour le commissaire divisionnaire de police, Djillali Boudalia, la présence renforcée des forces de l'ordre s'explique : «La hiérarchie a mis en place une stratégie basée sur le principe d'une police plus proche du citoyen. Cela veut dire que nos policiers doivent être présents visiblement et efficacement sur le terrain. Cette présence est soutenue par des actions préventives et dissuasives. Cellules d'écoute Nous sommes persuadés que nos efforts porteront leurs fruits car nos services ont acquis une grande expérience dans le domaine de la sensibilisation et de la prévention de toutes les formes de délinquance et de violence.» Et d'ajouter : «Le citoyen qui constitue la base de la sécurité est pris en charge par nos services à travers une écoute permanente et efficace soutenue par des orientations et des conseils. La DGSN envisage de mettre en place des cellules d'écoute et d'actions de prévention à travers les wilayas importantes du pays, et ce, après la réussite de l'opération pilote qui a été menée à Alger, où nous disposons de cellules dans les 13 sûretés de daïra que compte la sûreté de wilaya.» Du côté des habitants, on reste peu convaincus par ce dispositif. Pour Hamid «USMA», vendeur, «les émeutes de l'année dernière n'ont absolument rien à voir avec l'huile et le sucre. Ce n'est, ni plus ni moins que le résultat d'un malaise social. Un abîme sépare le pouvoir des jeunes. Il n'y a aucune réconciliation possible.» Bouziane, un jeune rencontré du côté de Triolet, reste pessimiste. «En 2011, des promesses nous ont été faites mais on ne voit rien venir. Maintenant, il n'y a aucune possibilité de dialogue entre la population et les autorités. Nous sommes obligés de nous taire, sinon, nous nous retrouvons au commissariat. Combien de temps ça va durer ?», s'inquiète-t-il. Ce père de famille, résidant en plein cœur de Bab El Oued, père d'un adolescent, travaille «pour lui» dès 6h. «Il n'y a plus d'espoir pour cette jeunesse. Je veux juste travailler décemment.» Karim, la vingtaine, est complètement désespéré «pour Bab El Oued et pour le reste de l'Algérie». «Je ne vois aucun avenir, si ce n'est au cimetière. Le pouvoir nous pousse vers cet horizon. Nous, les jeunes, n'avons pas les moyens de nous marier, de voyager, de vivre décemment, tout simplement.» Armes blanches Dans la rue, Karim désigne des enfants d'une douzaine d'années livrés à eux-mêmes. «Regardez, aucun sourire sur leur visage. C'est normal. Ces mêmes gamins, on les voit jouer avec des armes blanches, vendre de la drogue. C'est vraiment triste, mais c'est surtout rageant. Et les autorités sont complices de cette situation. Regardez, il n'y a rien ici, ni salle de cinéma, ni aire de loisirs. L'enfance, normalement, c'est l'innocence, mais, Allah ghaleb ! Rien d'étonnant que le système pourri nous fasse passer pour des voyous.» L'inquiétude se lit sur les visages des mères de famille aussi. Anissa, rencontrée avec son fils, espère ne plus connaître d'émeutes, mais ne cache pas son pessimisme. «Les citoyens sont livrés à eux-mêmes, dit-elle. Il n'y a aucune prise en charge par l'Etat. J'ai peur, chaque jour pour mes enfants. Il y en a qui se livrent très jeunes au trafic de drogue. Je ne souhaite pas de présence policière renforcée, sinon les tensions vont reprendre avec les jeunes.» Pour Nadia, autre mère de famille rencontrée à Bab El Oued, «c'est la même chose. On nous parle de changement, mais c'est pire. En plus les gens d'ici se sont renfermés sur eux-mêmes. Ce n'est pas comme à Télemly, Dély Ibrahim ou Saint-Eugène. Nous avons ici une forme de malaise social qui va en s'amplifiant. Plusieurs fois, j'ai envisagé, avec mon époux, de déménager, mais avec la crise du logement en Algérie et les soi-disant promesses du gouvernement, on ne voit rien. Ici, il y a des policiers en civil, ce qui entraîne des tensions avec les jeunes et je ne laisse jamais mes enfants seuls dehors. Il n'y a pas de confiance. Je préfère que mes enfants grandissent dans un environnement meilleur.» Noël Boussaha
Le samedi 8 janvier 2011, M. B., 35 ans, est atteint d'une balle provenant de l'arme de son propre père devant le bar familial situé rue de la résistance (ex-rue Clauzel), au cœur de la ville de Tiaret. L'incident est intervenu suite à une razzia par des dizaines de jeunes au summum des émeutes qui secouaient l'Algérie. En voulant riposter à l'attaque, la victime a été tuée. Le tribunal vient de relaxer le principal suspect. M. B. fut la première victime collatérale de ces émeutes. Le jour d'avant, c'est-à-dire vendredi après la grande prière, une violente attaque a eu lieu à la cité Volani. Tiaret, à l'instar de beaucoup d'autres régions, a connu de nombreuses émeutes. Des entreprises et des institutions furent attaquées et pillées telles que la SNTA, les agences postales et ses distributeurs, un lycée, etc. Dans d'autres communes, les émeutiers ont parfois tout saccagé sur leur passage, notamment à Sougueur, Mahdia et plus tard à Tousnina, la ville des eaux encore engluée dans ses problèmes. Quelque 200 jeunes ont été interpellés et, pour certains, présentés devant la justice avant d'être relâchés pour apaiser les esprits. Quelques semaines plus tard, toujours sur fond de contestations sociales, des sit-in ont été organisés pacifiquement avec tout de même des tentatives d'immolation par le feu. Les sièges de la wilaya et de la daïra sont devenus des repères pour la fronde. C'est d'ailleurs sur ces lieux qu'un groupe de jeunes organisa le premier Salon de la contestation en juillet où furent déployés des banderoles pour dire la hogra et l'injustice. Bien que symbolique, l'action des «indignés» de Tiaret n'a pas encore convaincu pour l'heure, mais une autre édition est prévue pour ce début d'année. A. Fawzi
M'Sila. Le dossier de Azzedine toujours en cours d'instruction
Une année s'est écoulée jour pour jour depuis les émeutes de Aïn Hadjel (M'sila). Rien n'a changé pour les familles des victimes, que ce soit sur le plan judiciaire ou social. Les citoyens en général et les familles des victimes en particulier sont sidérés par le cynisme des pouvoirs publics, qui n'ont rien entrepris pour les cas de Azzedine Lebza, 20 ans, tué par balle ni pour Kouidri Meftah blessé également par balle le même jour. Un fragment de balle l'a atteint en dessous de la mâchoire gauche pour se loger dans sa nuque. Le dossier de Azzeddine Lebza est encore en cours d'instruction. Malgré les tentatives de la famille pour en savoir plus, les instances judiciaires, qui n'ont rien laissé transparaître quant à l'issue de l'affaire, laissent penser qu'elles s'orientent inéluctablement vers la version de Dahou Ould Kablia, ministre de l'Intérieur, qui avait déclaré au lendemain de la mort du jeune Lebza, que la police était en situation de «légitime défense». Rencontré à Aïn Hadjel, Boubakeur, le frère de Azzedine, nous a confié : «Le dossier est entre les mains du doyen des juges d'instruction du tribunal de M'sila et je suis très pessimiste. L'instruction traîne et on n'en finit pas de nous réclamer des témoins sur les circonstances de la mort de Azzedine. Témoins qui rechignent à se présenter à la justice. Pourtant, la situation est claire : au moment où les policiers arrosaient les jeunes de balles réelles, tout le monde a rapporté à l'époque que ces jeunes se tenaient bien loin du commissariat. Pourquoi sont-ils en train de tergiverser ?» Et d'ajouter : «Ce que nous attendons de la justice, c'est la condamnation des auteurs du massacre et des indemnités.» S. Ghellab