Il s'agit d'un livre-témoignage portant sur des faits terribles survenus dans l'Algérie d'aujourd'hui, grosse comme une femme violée d'une injustice insolente et vindicative. Le récit fait par un homme, qui a souffert dans sa chair et dans celle de sa famille, raconte des instants de ce côté-nuit d'une Algérie livrée dans une ombre épaisse, mais au su et au vu des institutions, à des hommes sans foi ni loi, capables non seulement d'incroyables vilénies, mais pire, de crimes orchestrés de façon ignominieuse, qui peuvent mener un homme dans un sombre cachot ou, plus dramatique, entraîner sa disparition pure et simple. Les Algériens ont tous, un jour ou l'autre, vu un de ces westerns de série B, mettant en scène un shérif véreux qui, à la tête d'une horde de hors-la-loi, placerait sous coupe réglée une petite ville de l'Ouest, pour faire la pluie et le beau temps, en emprisonnant, voire en torturant puis en éliminant quiconque se mettrait en travers de ses intérêts sordides. Ici, à Alger, ce récit, d'un arrière-goût plus qu'amère, a pour personnage principal une sorte de malfaiteur nostalgique de ses galons (officier ou sous-officier de l'armée à la retraite de son état, versé dans le service interne de sécurité d'une entreprise) qui se fait appeler «Hadarat»* ou «Colonel» pour rappeler, aux fins d'intimidations et de menaces, son passé de porteur de baïonnette. En laissant entendre qu'il bénéficie de puissants appuis, à force de mensonges, de tromperies, mais aussi de la peur qu'inspire une milice aussi nombreuse qu'une petite armée (600 hommes armés), le personnage, comme l'horrible shérif des films à mauvais scénarios, arrive à prendre le pouvoir réel dans un grand et riche organisme en réduisant ses gestionnaires en dirigeants de pacotille dévolus à ses desseins et rêves de milliardaire. Il y a lieu de remarquer que l'ENNA n'est pas un décor fantasmagorique pour «Bad» film, mais une société économique bien réelle dont la mission est plutôt très sensible pour le pays. C'est donc une Algérie de passe-droits, de comportements criminels et de prédation que raconte Achour Bououni dans son ouvrage Appelez-moi colonel ! Le témoignage a pour sous-titre Un officier fait main basse sur une entreprise publique. L'ouvrage relatant cette histoire ahurissante est encore tout chaud pour n'être sorti de l'imprimerie que durant le dernier Salon du livre d'Alger, grâce au courage toujours renouvelé de l'indécrottable Arezki Aït Larbi, le premier responsable des Editions Koukou. Bounouni a été un syndicaliste doté d'une détermination synonyme d'un entêtement presque inconscient, voire suicidaire. Il a résisté, mais en le payant très cher, jusqu'à ce que sa détermination obtienne enfin des résultats à partir de 2007. Les bonnes nouvelles, même si c'est au compte-gouttes, vont se succéder les unes aux autres suivant celle avec laquelle le gratifiera, en fin 2006, le tribunal militaire de Blida qui lui rendra un verdict favorable malgré les manœuvres du «colonel». C'est pourquoi il met entre les mains de ses lecteurs un livre lourd par son contenu, plein de pages pénibles, suintant douleur et larmes, racontant des appétits féroces, des haines irréductibles et des caractères froids qui ne se soucient d'aucune limite pour assouvir des desseins aussi sinistres qu'impitoyables. Voyons comment maître Hocine Zehouan, préfacier de Bououni, commente le sort fait à ce dernier : «Achour revient de loin ! A partir de l'exercice de ses responsabilités syndicales dans une grande entreprise nationale, disons de nature stratégique, puisqu'elle est au centre de l'organisation et du contrôle de la navigation aérienne, il fut projeté dans un cercle infernal d'où il n'est sorti que par miracle aux termes de confrontations féroces et d'épreuves inhumaines.» (page 6)Avec qui le syndicaliste a-t-il eu maille du moment qu'il montra la volonté de son organisation syndicale, le Snesa, à vouloir défendre les intérêts de l'Entreprise nationale de navigation aérienne (ENNA) ? Ses ennemis de front furent, l'un après l'autre, les deux directeurs généraux par intérim qui ont été à la tête de l'ENNA de 2004 à 2010, quelques-uns des membres de leur staff et surtout leur donneur d'ordre, le «Colonel». Les trois comparses ne lui épargneront rien, absolument rien, à partir du moment où ils ont vu en lui un obstacle à la réalisation de leurs objectifs de prévarication et d'illicites enrichissements. Il faut relever que le gâteau était alléchant. L'ENNA, somme toute, une grosse boîte de trois mille travailleurs et cadres, tire de confortables revenus de la taxation de la navigation aérienne transitant par les couloirs de l'espace aérien algérien. Le livre pointe d'autres sources des déboires du syndicaliste : en premier lieu, le ministère de tutelle : celui des Transports, pour avoir fait le sourd et l'aveugle devant les appels de Bououni et des cadres de l'ENNA, la justice civile de la circonscription d'El Harrach qui marcha dans les combines du «Colonel» et le Département du renseignement et de la sécurité qui est accusé, par l'auteur du livre-témoignage, de complot, d'enlèvement, d'enfermement illégal et de tentative d'instrumentalisation de la justice sous l'accusation fallacieuse «d'atteinte à la sûreté de l'Etat». Bououni, en dehors de ses camarades syndicalistes et de quelques soutiens au sein de l'entreprise, n'a trouvé de réconfort, à un moment où il s'y attendait le moins, qu'auprès de ces officiers membres du tribunal militaire de Blida qui suivirent leur procureur en prononçant un non-lieu parce que le dossier que leur avait concocté l'équipe du DRS sur instigation du «Colonel» ne comportait que de vagues allégations, non étayées par des preuves dument établies. En somme, ils comprirent qu'il ne s'agissait pas d'une «atteinte à la sûreté de l'Etat», mais d'un minable complot ficelé hâtivement par une mauvaise équipe d'agents incompétents, pour perdre à jamais l'accusé. Deux journaux, El Khabar et Liberté avaient, en ces temps difficiles, osé médiatiser l'affaire Bououni. L'auteur recourt à un double jeu de la narration qui fait le va-et-vient entre l'histoire globale et ce que ses adversaires et leurs exécuteurs de basses besognes lui ont fait subir lors des arrestations, des interrogatoires et des emprisonnements. Son témoignage commence en page 15 par des moments angoissants : «(…) Je ne supporte pas ces lampes puissantes. Je ne supporte pas leurs interrogatoires. Je suis fatigué. Je n'ai pas dormi. Voilà plusieurs jours que je suis ‘‘cuisiné'' sans discontinuer par ces hommes qui se relayent à plusieurs, pendant des heures sur ma pauvre carcasse.» Bououni, en sortant de temps en temps des épisodes des prisons où il était incarcéré illégalement et des arcanes des tribunaux, raconte comment le «Colonel» arrive, en 2000, après le départ des militaires, ceux-là, des vrais, qui assuraient la protection du site du complexe ENNA de Cherarba, comment ils vont être remplacés par une cellule interne de sécurité à la tête de laquelle sera installé un ex-soudard qui se plaira à s'entendre appeler «Colonel». Une fois bien installé, ce dernier prendra l'ascendant sur le premier responsable de l'entreprise et alors commence la curée doublée d'un gaspillage monstrueux et… une chasse à courre à ceux qui refusaient de participer au festin. *Terme utilisé par l'armée et les services portant l'uniforme pour marquer la déférence. Achour Bououni. Appelez-moi Colonel ! Un officier fait main basse sur une entreprise d'Etat dans l'Algérie de 2006, Koukou Editions, Alger, septembre 2012, 260 pages, prix 650 DA.