Elle se baladait dans son quartier. Lina*, 12 ans, 5e année primaire, jouait avec d'autres enfants de son âge, comme elle le fait souvent après les cours. Elle est loin de se l'imaginer, mais très vite le pire arrive. Lina rentre chez elle et se confie maladroitement à sa mère. Le cauchemar prend forme en silence jusqu'au jour où la maman de Lina réalise que sa fille est enceinte. Elle compose le 30 33 (numéro vert du réseau Nada pour les enfants victimes de maltraitance) et c'est toute l'équipe du programme «Je t'écoute» qui se voit bouleversée par ce drame, ce qui est loin d'être un cas isolé. «C'est le cas le plus marquant qu'on ait eu à traiter ces dernières semaines», confie Salima Barça, psychologue clinicienne, coordinatrice du projet «Je t'écoute» lancé en 2008. Depuis le début de l'année, le réseau accueille de plus en plus de cas de maltraitance, de violence, de discrimination et d'abus sexuels sur enfants. Lina fait partie des 16 310 personnes qui ont demandé assistance à ces professionnels durant la période allant de juin 2012 à mai 2013. «Les abus sexuels sur mineurs prennent de l'ampleur. On le remarque jour après jour sur le terrain», constate Abderrahmane Aarar, président du réseau Nada. L'affaire de Lina rappelle l'horreur de l'assassinat, en mars 2013 à Constantine, de Haroun (10 ans) et Ibrahim (9 ans), qui ont été laissés pour morts après avoir été agressés sexuellement, ou encore l'histoire de Chaïma (8 ans), kidnappée chez elle à Zéralda en décembre 2012. Elle a été retrouvée morte trois jours plus tard. Elle a, elle aussi, été victime d'abus sexuels. Plusieurs autres cas ont défrayé la chronique cette dernière année. Il y aurait eu plus d'un millier de rapts d'enfants ces dix dernières années en Algérie. Le premier motif de ces kidnappings serait l'agression sexuelle. 915 cas de violence sur des mineurs ont été pris en charge par la Gendarmerie nationale durant les quatre premiers mois de l'année, dont 4 incestes et 34 viols. Le phénomène prend incontestablement de l'ampleur. Un enfant agressé sexuellement chaque heure Les résultats de la dernière enquête réalisée par la Fondation nationale pour la promotion de la santé et du développement de la recherche (Forem) en 2007 sur les abus sexuels sur mineurs donne froid dans le dos. Entre 10 000 et 13 000 enfants sont victimes d'abus sexuels chaque année. Petit calcul pour rendre cette réalité plus nauséabonde : près de 850 cas par mois, plus de 27 par jour. Une agression sexuelle contre un enfant par heure dans un des quatre coins du pays. Depuis, aucune enquête n'a été faite pour corroborer et /ou mesurer l'évolution du phénomène, «faute de financement», explique le professeur Mustapha Khiati, résident de la Forem. Aux problèmes de financement s'ajoutent d'autres obstacles : les tabous continuent d'avoir la peau dure et le déni dans lequel s'enferment les pouvoirs publics ne trouvent pas d'épilogue. Cinq années après le lancement du Plan national pour la protection de l'enfance (2008-2014) sous l'égide de la ministre déléguée chargée de la Famille et de la Condition féminine, Nouara Djaafar, le problème perdure et s'aggrave même. Pour le président du réseau Nada, il existe un véritable malaise en matière de prise en charge de l'enfant algérien. «Le phénomène des abus sexuels et de plusieurs autres formes de maltraitance d'enfants prend de l'ampleur, mais aucune mesure n'est prise parce que c'est loin de constituer une priorité pour les pouvoirs publics.» 50 000 enfants sont maltraités chaque année, plus de 350 000 travaillent et 20 000 vivent dans la rue, selon les estimations de la Forem. Ceci pour les cas connus et répertoriés. Qu'en est-il de tous ces enfants dont les agressions restent secrètes ? Levez les tabous ! Maltraitance, discrimination, exploitation, agression sexuelle… les atteintes aux droits de l'enfant prennent différentes formes. On intimide, on frappe, on rabroue. Pire, on viole, on exploite. 80% des cas de violence à l'encontre des enfants ont lieu au sein même de la cellule familiale, ce qui rend le combat presque perdu d'avance. Le réseau Nada, qui a pris part à une journée parlementaire jeudi à Alger, plaide pour la relance du projet de loi sur la protection sociale et judiciaire de l'enfance. Pour Abderrahmane Aarar, «au vu des mutations sociales qui s'accélèrent, il faut une prise de conscience, lever les tabous, aller vers une éducation sexuelle pour empêcher toute cette détresse de s'approfondir dans notre société». Mais que peuvent les lois quand la violence s'infiltre dans les foyers et qu'elle s'exerce souvent naturellement du sommet de l'Etat vers le bas ? Pour le psychiatre, docteur en sciences biomédicales, Mahmoud Boudarene, qui réagissait en mars dernier au meurtre de Haroun et Ibrahim à Constantine, le mal est profond et relève de questions de gouvernance. «Un simulacre de moralisation irresponsable et vain, une diversion qui cache mal la volonté de détourner le regard du désastre engendré par une gouvernance marquée par l'injustice sociale et le mépris. Une gouvernance qui est responsable du délabrement actuel de la société et du pays». Et d'ajouter : «Comme si le simple fait de rappeler que l'Algérie est une nation musulmane suffisait à rétablir l'ordre social.» Un autre petit calcul : 50 000 cas de maltraitance par an, plus de 4000 par mois, 140 par jour. Un enfant maltraité à chaque intervalle entre les cinq prières de la journée. Une nation musulmane ne devrait-elle pas justement faire de ce combat l'un de ses premiers préceptes de gouvernance ? Fella Bouredji * Le prénom a été changé pour préserver l'anonymat de l'enfant