Nous nous sommes rencontrés à Tunis il y a vingt ans. Il avait quitté l'Algérie, moi aussi. Et voilà que vingt ans après, on se retrouve à Nantes. Il a quelque peu vieilli, moi aussi. Ses traits sont tirés, ses cheveux ont blanchi. Il a aussi changé, mûri, mais il est resté le même, beaucoup de douceur dans son rapport avec les gens, aux mots, beaucoup de passion dans son travail. Et quel travail ! Ce soir, au théâtre du Grand T de la ville de Nantes, qui en compte une dizaine, la salle est comble. Soit un millier de personnes. Il y a beaucoup de Français «d'origine», et près d'une centaine de Maghrébins, des Algériens, mais aussi des Marocains, des Tunisiens, des émigrés donc, mais peu de «Beurs». Ils ne fréquentent pas ou peu le théâtre. Pendant une heure et demie non-stop, Fellag, seul sur scène, parle à la salle, variant les thèmes de son propos, changeant le rythme de ses phrases selon leur contenu. En guise de décor, une table sur laquelle sont posés un couscoussier, un fourneau, du couscous, des légumes, une bouteille d'huile et un pot de harrissa. Il s'active à le préparer, tout en racontant, en tournant sur le plateau, l'histoire de ce mets. Car tout tourne autour de ce plat, le couscous, qui est en quelque sorte le héros principal de la pièce. Venu de loin, dans le temps qui se mesure en siècles, dans l'espace qui va jusqu'aux confins du Sahara, Fellag raconte, pédagogue, les pérégrinations de son héros, ses variations selon les régions et les saisons, pour s'arrêter plus longtemps sur son arrivée en France et devenir en quelques décennies le plat préféré des Français. Mais ici, ce n'est pas un cours, mais une comédie, et le talent de l'humoriste ajoute le rire, ce compagnon qui le suit et lui fait traverser les barrières des coutumes et des polices, ces Petits chocs de civilisation (c'est le titre de la pièce) qui parsèment son parcours. La salle applaudit à tout-va à chacun de ses mouvements, quand les valeurs des uns et des autres se font face. Mais notre vaillant héros poursuit inexorablement son périple, détrônant ici «l'andouillette», là, la blanquette de veau, les pâtes italiennes ou le riz chinois, etc. Comment après avoir traversé les mers, a-t-il pénétré, venant des périphéries où vivent les émigrés, les centres urbains des grandes villes et atterri sur les tables des bourgeois et des grands restaurants. Dans ce parcours complexe, où se révèlent les formes profondes des traditions culinaires, au cœur, n'est-ce pas des civilisations ? Fellag, avec un art incomparable, en défile les segments, toujours avec un humour de maître. La salle n'a pas arrêté d'applaudir cet acteur qui nous fait entrer, en riant aux éclats, dans les sentiers infectés du racisme et de la discrimination. Passant avec aisance d'une langue à l'autre, le français, l'arabe algérien et le tamazigh, mais avec des mots qui ne blessent pas. Il venait de donner une version humaniste et apaisant d'un «petit» choc des civilisations, bien éloigné des terreurs guerrières de l'inventeur de ce concept, Samuel Heutington. A la fin du spectacle, face à Fellag souriant mais épuisé par ce marathon, la salle n'en finit pas de le rappeler par des applaudissements assourdissants. Le spectacle prend fin, la salle se vide. Je reste avec mon épouse pour lui serrer la main, il nous embrasse avec affection. Nous nous rappelons les durs moments de ces années passées à Tunis, et nous nous promettons de nous revoir. En plaisantant, je lui dis que les spectateurs ne savaient pas que son nom était le singulier de «fellaga». Eclats de rire ! Fellag, un acteur de talent, un réalisateur inépuisable, un poète et un analyste d'une finesse sans pareille. Fellag, un ami.