La fête est finie. On garde un souvenir fantastique du débarquement massif des stars, des artistes, des journalistes du monde entier. Les écrans où on a vu quelques chefs-d'œuvre sont éteints. La faune des cocktails (jour et nuit) est aussi partie. La Croisette se vide. On arrache les grands posters en souvenir. La fine fleur du jury avec Monica Belluci a aussi plié bagage. Le jury avait fait monter la tension, un suspense incroyable jusqu'au bout. Tout le monde allait de son pronostic. Tout le monde s'est gouré. Pas une fois on a entendu le nom de Ken Loach pour la palme d'or. Il le méritait pourtant, mais à Cannes, une œuvre chasse l'autre. Souvent, les lauréats se retrouvent parmi les derniers films montrés. Cette fois-ci, c'est le premier qui a gagné. Aussi, c'est un coup de déprime pour les médias français qui, dans leur ensemble, ont soutenu Sofia Coppola. C'est les mêmes médias que le film de Bouchareb a frappés de façon très brutale. Ils n'ont pas su comment réagir, contrairement aux Américains qui ont porté Indigènes aux nues. Libération (comme toujours dès qu'il s'agit d'un Algérien) s'est montré petit, mesquin. Le Monde a même reproché à Bouchareb (le comble) de s'être inspiré de Spielberg pour diminuer son film très émouvant (à cause de la scène finale du cimetière). Il y avait beaucoup de vivats, beaucoup d'émotion dans l'air à la séance de presse et à la séance officielle (standing ovation très long) après la projection d'Indigènes. La bande d'acteurs formidables (un quatuor talentueux) a monté les marches avec des survivants. Tout cela est inoubliable, comme le film lui-même, véritable post-it (rappel pressant) d'une page oubliée de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale. Il fallait qu'Indigènes passe en compétition à Cannes pour que le monde entier sache ce qui s'est passé. Et puis Cannes, c'est le sud de la France, c'est ici qu'ont débarqué des dizaines de milliers d'Algériens, de Marocains et des habitants d'autres colonies. La première mondiale du film Indigènes se déroule précisément là où a commencé l'aventure des soldats de la liberté. Rachid Bouchareb délivre ainsi un message à tous les enfants d'immigrés : « Voyez ce qui s'est passé, où vos grands-parents se sont battus pour libérer la France du nazisme. Quoi que dise Sarkozy (lui-même un émigré pourtant), votre passeport français, vous ne l'avez pas volé. » Rachid Bouchareb, avant le tournage, avait fait énormément de recherches, et il avait rencontré en Algérie, au Maroc et en Afrique beaucoup de survivants. Il a donné son scénario à des historiens pour être sûr qu'il n'y a pas d'erreurs. La scène finale, où un survivant visite un cimetière et rentre dans sa chambre minable d'un foyer de la Sonacotra, c'est pour dire que la France jusqu'à présent n'a pas été reconnaissante. Les vieux soldats sont toujours dans l'attente de voir régulariser leur situation. Le Conseil d'Etat a condamné le gouvernement français à payer les arriérés des pensions et à les réajuster au niveau des militaires français. Rien n'a été fait. Les socialistes eux-mêmes ont voté contre. Les Maghrébins, les Africains, tous ces combattants de la Seconde Guerre mondiale vont mourir sans que la France reconnaisse leurs droits et leur dignité. C'est un point fort de l'œuvre de Bouchareb. Rendons un grand hommage au jury : Wong Kan-Waï, Elia Suleimane, Patrice Leconte, Samuel Jackson, Zhang Ziayi, Monica Belluci, Tim Rothe, qui a reconnu dans les œuvres de Ken Loach et Rachid Bouchareb des œuvres de cinéma authentiques en plus d'être des films historiques très forts. Au fond, le cinéma fait partie aussi de l'histoire, de la vie.