Le juge Marc Trévidic, chargé de l'enquête sur l'assassinat des sept moines de Tibhirine en 1996, a obtenu de la justice algérienne l'exhumation des têtes des défunts moines en vue d'une expertise qui devrait se dérouler au début de l'année prochaine. Par contre, selon l'avocat des familles, Patrick Baudouin, le juge ne conduira pas lui-même les auditions des témoins. Le principe a été accepté, mais c'est le juge algérien chargé de l'affaire qui devrait en avoir la responsabilité. - La visite du juge Marc Trévidic en Algérie fait-elle suite à la réception, fin octobre, des familles des moines par le président François Hollande ?
La demande de déplacement à Alger du juge Trévidic résulte d'une commission rogatoire internationale, qui a dû arriver en Algérie en février 2012. Comme le juge n'avait pas le feu vert pour se rendre en Algérie, je suis intervenu, en tant qu'avocat des familles, auprès du président Hollande, à l'occasion de sa visite à Alger au mois de décembre 2012, et celui-ci a abordé cette question avec le président Bouteflika. Lors de la conférence de presse qui avait suivi, le président Hollande avait indiqué que son homologue algérien l'avait assuré de la coopération de la justice algérienne. On pensait donc que c'était sur les rails. Et puis, le juge Trévidic a eu des contacts, mais rien ne se dessinait. Ce qui fait qu'au mois de juin 2013, j'ai publié une lettre ouverte au président Hollande, pour lui demander de recevoir les familles des moines, ce qui fut fait le 30 octobre. En outre, je lui ai demandé d'intervenir à nouveau auprès des autorités algériennes. J'ai eu bien sûr des contacts avec l'Elysée pendant cette période et, sans connaître le détail, je sais que l'Elysée est intervenue. Il est certain que cette intervention a été tout à fait déterminante pour que le juge puisse se rendre à Alger. - Comment les familles des moines ont-elles appréhendé cette visite ?
Les familles étaient demandeuses de l'autopsie. Il n'y en a jamais eu. Ce qui est singulièrement anormal s'agissant d'un assassinat. Seules les têtes ont été retrouvées, une autopsie aurait dû être faite. Les familles le souhaitaient, preuve en est qu'elles ont accepté le principe, avant la commission rogatoire, qu'un membre de chaque famille donne son ADN pour vérifier, avant toute autopsie, que les têtes qui sont dans les cercueils, aujourd'hui à Tibhirine, sont bien celles des moines. Les familles attendaient depuis plusieurs mois une réponse positive. C'est avec satisfaction qu'elles ont appris que l'exhumation et l'autopsie pourraient avoir lieu, en principe, début 2014. - Le prélèvement d'ADN dans les familles a-t-il été réalisé ?
Il n'y avait pas lieu d'y procéder tant qu'il n'y avait pas de certitude pour le juge de pouvoir faire pratiquer cette autopsie. Cela sera fait avant le voyage. Maintenant, c'est une opération lourde. Il faut d'une part avoir ces ADN familiaux, ensuite il faut que les légistes qui accompagneront le juge soient disponibles et il faudra un matériel très sophistiqué, très pointu, pour pratiquer cet examen presque 18 ans après la mort. Cela suppose des moyens dont, je crois, disposent très peu d'hôpitaux. - La visite du juge Trévidic a été relativement brève. Faut-il en tirer des conclusions ?
Je ne pense pas. Il fallait une rencontre préparatoire, c'était un préalable à la suite. Que Trévidic soit resté une seule journée à Alger, moi je n'en tire aucune conclusion. Il fallait cette première rencontre pour qu'il sache ce qu'il pourra faire dans quelques semaines. - Les premières discussions ont abouti à l'acceptation de l'exhumation prochaine des têtes et au principe de l'audition de témoins. Qu'y a-t-il qui n'aurait pas été rendu public ?
La commission rogatoire internationale du juge visait l'autopsie. La réponse est positive, dont acte, on va attendre la suite. Le deuxième volet était, pour le juge, d'entendre des témoins, une vingtaine de personnes. Le juge souhaitait pratiquer ces auditions lui-même, accompagné d'un magistrat algérien, une présence conforme au fonctionnement de la commission rogatoire. Ce ne sera pas le cas. Ce qui est décevant pour les familles, c'est que le juge ne pourra pas mener les auditions lui-même. Il a rencontré son homologue algérien chargé de l'affaire à Alger et il lui a été dit que les auditions seront faites, pour autant que les personnes soient vivantes et qu'on puisse les retrouver, mais que ces auditions seront conduites par un magistrat algérien, puis on transmettra au juge Trévidic les procès-verbaux. Ce n'est pas la même chose que si c'est le juge Trévidic lui-même qui posait les questions qu'il a envie de poser. On est un peu déçus de cette absence de coopération totale sur laquelle on s'interroge. Je sais bien ce qui est invoqué, je le comprends pour avoir moi-même lutté contre la colonisation et connaissant cette période qui reste présente entre l'Algérie et la France. Je sais donc ces réactions de susceptibilité, qui peuvent être par ailleurs tout à fait légitimes envers l'ancien colonisateur, mais là cela n'a rien à voir. Ces sept moines français ont été assassinés. Il y a une instruction en France… Il serait légitime que le juge français, qui enquête sur la mort des sept moines français, puisse accomplir les actes qu'il a demandés dans le cadre d'une coopération judiciaire entre la France et l'Algérie. Si des Algériens avaient été assassinés en France, on ne s'offusquerait pas de voir un magistrat d'Alger venir ici dans le cadre d'une instruction ouverte à Alger et demander à entendre des témoins. Je ne crois pas qu'il y aurait de difficulté, ce serait bien qu'il y ait réciprocité. Le juge Trévidic m'a indiqué qu'on lui avait opposé un refus qui paraît net. Les choses pourront peut-être évoluer, mais le juge Trévidic n'a aucun a priori. Il y a, je sais, de la part des Algériens la question d'arrière-pensées de ce juge à leur égard. Non, il vient pour chercher la vérité. Qu'on lui ouvre les portes. Si on ne les lui ouvre pas complètement, cela jette un peu de suspicion. Cela me paraît important. - Selon vous, les explications sur ce drame données depuis 1996 ne sont-elles pas suffisantes ?
Pour nous, il y a une vérité officielle qui a été constamment avancée depuis par les autorités algériennes, consistant à dire que les moines ont été enlevés, détenus et exécutés par un groupe islamiste. Il y a quand même dans le dossier, et je reste très prudent, des éléments qui tentent à démontrer que la vérité n'est pas aussi simple. Il y a des doutes sur cette vérité, des interrogations. Ce n'est pas nouveau. Dès le moment de l'assassinat, beaucoup de journalistes, en particulier, se sont interrogés sur le déroulement des faits au moment de l'enlèvement et ses suites. Sur l'assassinat, plusieurs pistes ont été avancées. Moi je n'en retiens aucune, le juge non plus. Aucune n'est avérée, aucune n'est certaine. Ce qui compte, sans a priori, c'est de pouvoir continuer à investiguer dans la recherche de la vérité. J'insiste pour dire que personne, aujourd'hui, n'affirme que ce ne seraient pas les islamistes, il faut ouvrir les portes, qu'il y ait de la transparence, qu'on n'ait pas ce sentiment de blocage. 18 mois pour obtenir le feu vert pour venir à Alger, c'est long, il y a quelque chose qui interpelle. Alors, pourquoi autant de réticences à laisser enquêter un juge français dont tout le monde connaît l'impartialité, l'indépendance et les qualités exceptionnelles, son absence absolue d'a priori dans les dossiers sensibles dont il a la charge en France ? - Le crime date de 17 ans, y a-t-il prescription ?
La prescription est interrompue dès lors qu'une plainte a été déposée. L'assassinat date de mai 1996 et la plainte de 2003, avec constitution de partie civile effectuée en février 2004. On était donc avant le délai de prescription qui est de 10 ans.