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«Les sociétés de négoce sont une formidable alternative pour le pillage des ressources » Marc Guéniat. Enquêteur au sein de la Déclaration de Berne (ONG)
Spécialisé dans le négoce des matières premières, Marc Gueniat décortique dans cet entretien les procédés utilisés par les dignitaires des pays du Sud pour détourner à leur profit les richesses de leurs pays. Vos enquêtes sur la corruption touchant des entreprises suisses intervenant dans le secteur des matières premières couvrent une sphère très importante avec cette prédilection pour les pays de l'Afrique subsaharienne. Vos rapports traitent du Nigeria, de l'Angola, de la Guinée Conakry, entre autres. Pouvez vous nous parler des conclusions auxquelles vous êtes vous arrivé et ce qui vous a le plus surpris? L'importance des sociétés suisses dans le secteur des matières premières est frappante. En me documentant sur les parts de marchés, je savais que les sociétés suisses contrôlaient un tiers du commerce mondial du pétrole, mais lorsqu'on va dans le détail, on se rend compte, comme au Nigeria, premier producteur en Afrique avec 2,5 millions barils/j, que la part de marché qui revient aux suisses est de l'ordre de 40 à 45 %. IL faut souligner que ce pays est l'un des plus corrompus de la planète et que l'entreprise nationale des hydrocarbures, la Nigerian National Petroleum Corporation, est l'une des plus opaques au monde. On se rend compte combien ces pays et univers sont les zones de conforts des sociétés suisses. Elles fondent des joint-ventures avec des sociétés étatiques, des partenariats qui sont systématiquement établis dans les paradis fiscaux. Et ce qui choque le plus c'est que ces sociétés étatiques détournent une grande quantité d'argent qui appartiennent aux populations. Techniquement, comment s'y prennent exactement les sociétés suisses pour s'arroger autant de parts de marché. Et pas qu'au Nigeria d'ailleurs ? Oui, on peut aussi parler de l'Angola. Trafigura, un des leaders mondiaux dans le négoce du pétrole, parmi les indépendants en tous cas, bénéficie d'un monopole en Angola pour l'approvisionnement en produits pétroliers : essence, gasoil, diesel etc. Alors on se pose la question de savoir quel est l'intérêt à accorder le monopole à une société privée ? N'est-il pas plus logique d'instaurer les conditions de la concurrence…ce monopole, effectif depuis 2010, s'explique par le fait que Trafigura ait constitué une joint-venture avec une société appartenant à un général angolais –ayant quitté ses fonctions de conseiller à la communication de la présidence – et qui appartient au premier cercle du Président Dos Santos. Ce général cumulait une fonction publique avec celle d'entrepreneur, mélangeant les genres, possiblement au détriment des finances publiques angolaises. La pratique de la corruption est donc quasi systématique dans ces pays pétroliers du sud ? C'est ce que disent en tous cas les classements internationaux comme ceux de Transparency International . TI classe ainsi les pays producteurs de pétroles parmi les plus corrompus de la planète, bien davantage que les pays qui ne produisent pas de pétrole. Ce n'est pas une coïncidence. A combien estime-t-on le volume de pétrole brassé et commercialisé sur la place de négoce suisse ? L'association Genevoise de trading et shipping, la GTSA, estime que plus d'un tiers du pétrole vendu dans le monde transite, sur le plan comptable, par Genève. Cela représente une quantité très importante. Ces estimations datent d'il y a quelques années. Je ne serais pas étonné que cette part de marché soit encore plus élevée aujourd'hui parce que les sociétés helvétiques ont vu leurs chiffres d'affaires augmenter drastiquement depuis dix ans. Et si on prend le top 5 des entreprises suisses en volume de chiffre d'affaires, quatre sont des sociétés de négoce en pétrole. Incitations fiscales, secret bancaire, la confédération Suisse a réussi à attirer les négociants en pétrole. En une quinzaine d'années, Genève est devenu une plaque tournante du trading pétrolier. Oui, il y'a d'abord des facteurs historiques qui expliquent le fait que certains négociants se soient installés très tôt déjà en Suisse, peu après la fin de la deuxième guerre mondiale En 1956, le spécialiste des produits agricoles Cargill s'installe à Genève et Philipp Brothers, alors leader mondial des métaux, s'établit dans le Canton de Zoug. Plusieurs facteurs entrent en considération : un régime fiscal très favorable pour les multinationales. Leur taxation n'est pas basée sur le bénéfice total mais uniquement sur les bénéfices réalisés en Suisse, une proportion généralement minime de leur chiffre d'affaires. Cela veut dire qu'une société qui réalise 90% de son chiffre d'affaires à l'étranger, bénéficie d'un régime fiscal très favorable : leur taxation sur leur bénéfices est divisée par deux par rapport à une société suisse ordinaire. Ce régime fiscal date de l'après seconde guerre mondiale. Autre facteur, très important : la neutralité de la Suisse. Dans le contexte de la guerre froide, non membre de l'ONU, la Suisse n'était pas tenue au respect des sanctions internationales et embargos décrétés. Les sociétés de négoce pouvaient donc commercer confortablement avec les deux blocs, mais aussi avec, par exemple, l'Afrique du Sud sous le régime de l'apartheid et avec l'Iran. Des sociétés comme celle de Marc Rich, un des plus célèbres traders en pétrole, commerçait avec l'Iran alors qu'il était de nationalité américaine. D'ailleurs, cela lui a valu des démêlés avec la justice américaine. Progressivement, les banques établies à Genève se sont spécialisées dans le négoce, segment assez particulier qui requiert beaucoup de capitaux. Mais ce qui va vraiment propulser la place de Genève, c'est incontestablement la chute du mur de Berlin. La grande majorité des matières premières des républiques de l'ex-URSS, en quête de débouchés sur les marchés internationaux, seront commercialisées depuis la Suisse . Ces républiques n'avaient bien évidemment pas l'expérience, et l'accès aux marchés internationaux des matières premières. Guidées par la mémoire fraîche de la guerre froide, les sociétés de ces républiques s'installeront en Suisse. C'est ainsi que les sociétés Russes, Ukrainiennes, Kazakhs et autres s'installeront dans les années 90. Dans les années 2000 , la Suisse dispose d'une assise globale très solide dans le négoce et sont statut va se renforcer avec l'envolée des prix.. La bonne assise de ces sociétés de négoce leur a permis justement de conquérir d'autres segment situés en amont : elles investissement aussi bien la production que la distribution Effectivement, certaines sociétés de négoce ont petit à petit commencées à acheter des actifs dans la production, des champs pétroliers, des mines. En aval aussi, dans la distribution avec des groupes comme Vitol ou Trafigura qui rachètent les réseaux de station d'essence un peu partout dans le monde, notamment en Afrique ou en Amérique du sud ; de géants comme BP ou Shell pour qui cette activité est devenue moins rentable. Les négociants sont intéressés à étendre leur emprise sur la chaîne de l'offre parce que les marges des activités de négoce se diminuent. Parmi les producteurs, il n'y à ma connaissance que Total qui possède sa société de négoce en Suisse, avec Totsa. Les Shell et BP sont restés à Londres mais ils ont aussi leurs filiales de négoce. Les sociétés de négoce des matières premières cachent souvent des entreprises de détournement et pillage organisés des ressources ... Effectivement . Pour les personnes politiquement exposées, les sociétés de négoce sont devenues une formidable alternative au compte bancaire privé. L'exemple Ukrainien est édifiant. La société nationale ukrainienne, au lieu de vendre son charbon à des sociétés de négoce compétentes en la matière, l'a vendu à une société suisse qui appartenait en fait au fils du président Ukrainien. Lequel revend ensuite ce charbon à de vrais négociants en échange d'une marge illégitime. C'est une opération purement comptable parce que dans les faits le charbon reste en Ukraine, jusqu'à ce que le « vrai »négociant réel vienne le chercher pour le livrer à destination. Ces sociétés fictives de négoce établies en Suisse sont un moyen très sophistiqué, très sûr pour des régimes, comme le régime Ukrainien, de s'enrichir. Les comptes sont au nom de ces sociétés, comptes auxquels les dirigeants ont évidemment accès. Ce cas de figure, on le retrouve aussi pour nombre de pays africains comme le Gabon, l'Angola, le Nigeria ou le CongoBrazzaville. Plutôt que d'avoir des comptes en leur nom propre, ils utilisent les comptes de sociétés fictives de négoce. Et bien évidemment, ce cas de figure est aussi possible pour des pays comme l'Algérie ou tout autre pays producteur et exportateur de matières premières. Dans le dispositif pénal suisse, il y a de grosses lacunes : la loi sur le blanchiment ne peut s'appliquer sur ces cas de figure. Parce que dans le cas du charbon ukrainien, il s'agit d'argent propre provenant des banques. Dans l'exemple ukrainien, c'est en effet le charbon qui le produit d'un acte corruptif ou d'un détournement d'un bien public, mais l'argent est propre. La loi sur le blanchiment visait à empêcher l'entrée en Suisse d'argent sale dans le circuit financier. Là, il y a sortie d'argent propre dans un circuit commercial sale et il n'y a absolument aucun dispositif pénal qui s'applique à ce cas de figure. Le fils de Ianokovitch était dentiste et avait deux employés qui travaillaient avec lui, brassant un volume d'affaires très important. La justice suisse a laissé faire en dépit d'une enquête très fouillée publiée par Le Matin Dimanche et c'est seulement quand la Révolution en Ukraine a commencé que la justice s'est mise en marche. Des perquisitions ont eut lieu dans les locaux de ces sociétés de négoce et la justice suisse s'en est vantée, affirmant qu'elle a agi dans les meilleurs délais pour saisir ces avoirs illicites. C'est ce qui s'est passé aussi avec les régimes des Ben Ali, Kadhafi, Moubarak, qui avaient leurs comptes en Suisse. C'est seulement après leur chute qu'on s'est empressé de geler leurs avoirs et ouvrir des instructions judiciaires. Est-ce que les fonds gelés en suisse parce qu'ils sont un produit d'un crime sont restitués aux pays d'origine Y a t il des précédents? Oui, avec Haïti: les fonds Duvalier; les fonds Abacha ont été restitués au Nigeria. Il y a eu un autre précédent avec Marcos, l'ex-dictateur des Philippines. Ce qui est par contre difficile à faire, argument à la décharge de la justice suisse, c'est de poursuivre des pouvoirs encore en place. Les enquêtes de la justice se basent souvent sur le crime de blanchiment commis en Suisse. Or, le blanchiment suppose un crime préalable commis généralement dans le pays en question: corruption, détournement de biens publics,etc. Pour prouver le crime préalable, dans 95% des cas, il est nécessaire d'obtenir la coopération du pays où le crime est commis. C'est très difficile. On a le cas du Kazakhstan avec plus de 600 millions de francs suisses appartenant au neveu du président kazakh, qui avaient été gelés suite à une enquête de trois ans du ministère public de la confédération Suisse. La procédure n'a finalement abouti à rien. C'est là, la faiblesse du système pénal Suisse, incapable de lutter contre la grande corruption internationale. A propos des fonds du printemps arabe. Les fortunes amassées, se pourrait-il que les banques et le gouvernement, ne sachent pas qu'avoir comme gros clients des membres des clans Ben Ali, ou les Moubarak sont synonymes de détournement et de fuite de capitaux ? Les banques n'ont vraisemblablement pas mis en œuvre leurs devoirs de diligence. Elles ont en effet l'obligation de s'assurer de l'origine licite des fonds et de connaître le véritable ayant droit du compte, soit la personne physique titulaire du compte. Cet argent provient-il d'activité illégale ou pas ? Est-ce que la fortune de l'ayant droit du compte est en rapport avec ses revenus, son salaire ? Elles peuvent se demander s'il est logique que tel ministre Algérien ou Angolais, gagnant dix milles dollars par mois, dispose de dix millions sur son compte. Ce qui est très probable, c'est que bon nombre de banquiers suisses, en matière de fonds provenant des pays ayant connus un printemps arabe, n'ont pas fait leur travail correctement, sciemment ou non. Et, là, normalement, le dispositif pénal suisse permet de sanctionner ces banques. Dans la réalité, il y a eu très peu de condamnations. L'autorité du secteur bancaire, la FINMA, a mené ses enquêtes pour savoir s'il y a eu des carences dans la mise en œuvre des devoirs de diligence ou si elles avaient été trompées, parce que les opérations sont complexes : société offshore, intermédiaires et hommes de paille. Les conclusions de ces enquêtes n'ont jamais été rendues publiques. Il n'y a donc pas eu de suite judiciaires. Les rapports portant sur quatre banques en particulier n'ont pas été rendus publics. On ne connaît même pas le nom des banques et si elles ont été sanctionnées ou pas.. Il doit y avoir forcément des connexions entre les milieux financiers et politiques Suisse. Les politiques protègent-ils les banques et banquiers ? Le secteur financier en Suisse représente plus de 10% du PIB. L'Association suisse des banquiers est un organisme extrêmement puissant. Alors le cadre législatif est forcément déterminé en partie par ce lobbying : c'est ce qui explique peut être la relative clémence vis-à-vis des banques lorsqu'elles fautent. Genève était, il y a quelques années, la neuvième place financière dans le monde, vous pouvez imaginer ce que cela représente en terme de volume financier, de nombre de transactions par jour…et combien il y a de magistrats, de procureurs qui enquêtent sur les affaires financières à Genève : ils sont huit ! Alors, forcément, ils sont limités dans leurs moyens d'actions. On peut toujours avoir un joli cadre légal mais si on ne dispose de moyens pour le mettre en œuvre …ces magistrats sont très bons par ailleurs, ont une excellente réputation, et sont très compétents dans le domaine financier, mais ils sont accaparés par les demandes d'entraide judiciaire venant de par le monde surtout que la suisse a des litiges fiscaux avec les USA, la France, l'Allemagne…il reste donc peu de place pour ouvrir de nouvelles enquêtes. Si une banque X a failli et n'a pas mis en œuvre le devoir de diligence, est-ce que la justice Suisse s'autosaisirait et chercherait à situer les responsabilités par delà la compétence de la banque ? Il y a eut des cas, mais rares. Je cite le cas d'une dizaine de fonctionnaires Brésiliens qui avaient ouvert des comptes en suisse avec de l'argent de la corruption et qui ont été condamnés en 2011 à trois ans de prison. Le problème réside dans le fait que l'entraide judiciaire ne fonctionne pas toujours avec les pays d'origine. On a un cas, toujours en cours d'instruction avec la Guinée Conakry, d'octroi de concessions minières par le dictateur Lansana Conté au groupe minier Beny Steinmetz Group Resources (BSGR) du richissime homme d'affaires franco-israélien Beny Steinmetz qui vit à Genève et dont on a pu déterminer que le centre opérationnel du groupe, disséminé un peu partout dans le monde, était en fait à Genève. Après avoir élu démocratiquement un nouveau gouvernement, les Guinéens ont fait une demande d'entraide pour des faits présumés de corruption et la justice genevoise collabore pleinement. Ici, le pays d'origine participe à la procédure de sa propre initiative, ce qui facilite évidemment les choses. Le gouvernement fédéral peut-il savoir que tel ou tel dirigeant dispose d'un compte dans une banque suisse ? Non. Il ne peut pas. Il y a le secret bancaire. La Suisse est certes un pays développé mais il y a une forme d'amateurisme. Le gouvernement suisse a rendu l'année dernière un rapport sur le secteur des matières premières, un rapport de base censé faire un état des lieux et proposer des mesures pour éventuellement réguler le secteur. Tous les chiffres et données versées dans ce rapport proviennent soit de la branche soit d'ONG comme la nôtre. Dans ce rapport sur le négoce qui, dit-on, rapporte beaucoup d'argent à la Suisse, il n'est fait état d'aucune donnée fiscale, le nombre d'employés, etc. Des lacunes béantes dans un rapport officiel. J'ai donc de sérieux doute quant à la capacité du gouvernement de savoir si un dirigeant algérien, par exemple, possède un compte en Suisse. Les seuls à avoir accès à ces données sont les banques et la justice si elle ouvre une enquête. Autrement, c'est chercher une aiguille dans une botte de foin… (rires)…à la différence que vous avez plus de chance de trouver l'aiguille dans la botte de foin C'est ce qui explique que nombre de dictateurs et leurs clans choisissent la Suisse… Absolument. Le paiement de commissions pour l'obtention de marchés publics à l'étranger était légal… Oui, jusqu'à la fin des années 90, il était licite de corrompre un agent public étranger. Les commissions étaient même déductibles fiscalement. Maintenant, c'est illégal. Qu'en est-il du dispositif concernant les personnalités politiquement exposées ? Dans le secteur bancaire, le devoir de diligence s'applique particulièrement à ces personnes. Si vous et moi, on ouvre un compte bancaire, avec un millions chacun en cash, la banque devrait normalement se poser la question. Ces questions seront plus nombreuses, plus précises quand il s'agit de personnalités exposées politiquement. Maintenant, il reste à définir ce qu'est une personnalité exposée politiquement. Et, là il y a des lacunes puisque seule la représentation nationale est prise en compte. Dans la loi suisse, un maire d'une ville ou un gouverneur de province n'entrent pas dans cette catégorie. On peut ainsi imaginer que le gouverneur d'une province du Nigeria, de plus de 30 millions d'habitants, ouvre un compte particulier en Suisse. Il faut aussi signaler que, dans la pratique, il n'est pas toujours facile de déterminer l'identité des clients. Il est toujours possible d'orthographier un nom de façon légèrement différente. Ce problème s'est posé concrètement dans le cas des avoirs tunisiens. Je ne veux pas dédouaner le banquier mais il est vrai qu'il n'est pas expert en toponymie tunisienne.