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«Concevons la ville comme un grand jardin
Farid Hireche. Paysagiste et auteur
Publié dans El Watan le 10 - 09 - 2015

Farid Hireche, architecte paysagiste, vante dans un ouvrage intitulé Art des jardins, petits paradis d'Alger, publié aux éditions Alternatives Urbaines (2015), le raffinement des jardins algérois et propose de renouer avec un art de vivre abandonné.
Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux jardins ?
Un appel naturel de la nature ! Trop de ville, trop de citadinité. Et puis les voyages, les découvertes ont fini par me convaincre à rétablir l'équilibre vert nécessaire à ma vie.
Mais ce sont surtout les contes de ma grand-mère qui m'ont conduit à changer de cap. Elle vivait avec mon grand-père dans un paradis terrestre (c'est un prochain ouvrage que je compte inchallah faire connaître au public), un paradis plein de fruits, de poésie et de féerie.
Vous reprenez dans votre ouvrage les impressions et les témoignages des grands voyageurs, de penseurs et de grandes figures de la littérature sur la «médina d'Alger», ainsi que le raffinement de ses arts de vivre.
Est-ce la conquête coloniale qui a mis fin à cela ?
Le plus grand malheur qu'ait connu notre pays, c'est cette foutue conquête qui a chamboulé nos habitudes et notre qualité de vie. Avec la conquête française, les corporations de métiers ont petit à petit disparu, et l'art du jardin et de l'architecture avec !
Qu'est-ce qui fait la particularité des jardins d'Alger ?
Les jardins d'Alger sont des jardins avant tout d'ombres... et de lumières. Les concepteurs des jardins algérois (les bustandjia) aménageaient les ombrages qui étaient indispensables aux Djnayen.
Le climat méditerranéen d'Alger fait que nous baignons sous le soleil pratiquement d'avril à novembre. L'été, la sécheresse guette et les ombrages sont donc indispensables pour préserver un sol humide et frais pour les plantations, mais aussi des allées fraîches sous des treilles (dalya ou 'aricha) ou encore - et je devrais dire surtout - des bassins ombragés qui maintiennent une eau pure et fraîche à longueur de journée.
L'autre particularité est l'implantation des jardins dans des Fhos, c'est-à-dire dans des vallons, très souvent pittoresques, aujourd'hui complètement urbanisés.
L'on trouvait, par exemple, à Fahs Zghara, le jardin dit «Rahat ed-Dey», à Fahs Tazrart, les jardins de Mustapha Bacha, et à Fahs El Hamma, les jardins Abdeltif.
Ce dernier, l'un des rares et des mieux préservés dans son écrin de verdure est un exemple de ce que furent ces jardins de plaisance qui gravitaient autour de la capitale. L'eau, denrée rare, était captée par différents moyens : la noria, la saniya, la saqiya, les sahridj, les souterazi,... tout un vocabulaire du jardin oublié à redécouvrir ! Enfin, la dernière particularité des jardins d'Alger se trouve dans leur nom : «Djnayen».
Ce vocable fait référence au paradis (Djenna) tel que décrit dans le livre saint : des eaux courantes, des ombrages, des fruits mûrs à portée de main et une belle demeure pour les élus !
Les espaces verts se réduisent comme peau de chagrin. Les constructions - qui ont le plus souvent pour but de répondre à la crise du logement - se font le plus souvent dans le mépris de la verdure et des arbres. Les jardins sont-ils des paradis perdus ? Est-il encore possible de renouer avec ce patrimoine ?
Quand j'ai décidé de changer de métier pour devenir paysagiste, j'avais en tête le déclin paysager dans lequel tombaient nos villes et villages.
Les horizons se bouchaient, les collines se minéralisaient, les oueds se remplissaient d'habitations et nos paysages disparaissaient à jamais ! Mon ouvrage est d'ailleurs une sorte de cri d'alerte pour dire : nous avons une histoire de l'art des jardins et nous avons TOUS une responsabilité non seulement à préserver les jardins historiques, mais aussi à sauvegarder nos paysages.
La ville ne peut pas se faire au détriment de nos paysages, mais doit composer avec. La crise de logement est certes une problématique à résoudre, mais les solutions doivent prendre en compte le paysage et le respect du site - et sa mémoire - dans lesquels s'inscrivent ces programmes, parfois gigantesques, de nouvelles constructions.
Réinventons le génie du lieu de nos ancêtres et pensons et concevons la ville comme un grand jardin. Le paysagiste est le maillon manquant de la chaîne, et l'Algérie doit y remédier. Nous devrions suivre l'exemple de la Chine.
Ce pays a décrété que le paysage urbain était désormais la priorité numéro 1 du pays : en 20 ans, il a créé 80 écoles de paysage, il a transformé des pans entiers de villes en parcs urbains et jardins publics et la Chine a rattrapé aujourd'hui son retard en matière d'hygiène publique.
Commençons par créer une école dans chacune des grandes wilayas du pays et exigeons un paysagiste - algérien de préférence - dans chaque grand projet lié aux logements publics. Nous pouvons retrouver des paradis dans nos villes, nos ancêtres nous ont légué leurs connaissances. A nous de puiser dans ce réservoir d'art et de nature.
Est-ce que, aujourd'hui, les restaurations des jardins se font dans le même esprit que celui de nos «ancêtres» justement ?
La sauvegarde de la mémoire matérielle et immatérielle est un devoir national.
L'art des jardins - malmené par la conquête et la colonisation française - doit renaître, car il en va de l'âme algérienne. Sur les dizaines de milliers de Djanyen que comptait Alger avant le débarquement des Français, il ne reste aujourd'hui que quelques spécimens. La majorité de ceux-ci est privée ou inaccessible au public. Le reste - que l'on peut compter sur les doigts d'une seule main, j'exagère à peine - est souvent délaissé.
Certains ont bénéficié d'une restauration, mais seule la bâtisse fut concernée ; le jardin est le parent pauvre de ce type d'opérations ! Aujourd'hui, il existe des Djanyen (Djnen Muhieddin, Djnen Abdeltif, Djnen Rahat ed-Dey, Djnen Hassan Bach (ex-Maillot), etc.) qui présentent de forts potentiels avec tout le système hydraulique lié à leur irrigation, mais qui ne sont toujours pas réhabilités, pire laissés à l'abandon.
Or, il suffirait juste de les faire revivre dans l'esprit de l'art des jardins d'Alger, de les valoriser et pourquoi pas les intégrer dans des circuits touristiques qui permettraient au public algérien et aux touristes étrangers de découvrir ou redécouvrir ces joyaux de l'art du jardin, témoignages vivants de la civilisation algérienne !


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