Aujourd'hui, mon libraire est une dame, une dame fort élégante, racée, altière. Elle m'a donné la main pour me présenter un livre qui lui tenait à cœur. Un livre de famille, venu du fonds richissime que notre Algérie recèle de bonne grâce. Le principe est clair : «A force de sacrifier l'essentiel pour l'urgence, on finit par oublier l'urgence de l'essentiel... La vraie nouveauté nait toujours dans le retour aux sources» (E. Morin). Dans la logique de protection du patrimoine, les archéologues, restaurateurs de monuments, architectes, spécialistes conservateurs de tous bords tentent le tout pour le tout pour préserver les recherches patrimoniales séculaires, par des actes concrets in situ, mais aussi en amont par la production d'une bibliographie assez éloquente qui tend à présenter les objets de restauration et bâtisses historiques qui font notre grande histoire. L'une de ces éditions vient justement d'in utero, c'est ainsi que Mounjia Abdeltif, plasticienne, architecte nous plonge de plain-pied dans une aventure livresque extrêmement passionnante, c'est un voyage au cœur du passé organisé sur un format très original, d'une nouvelle collection signée Al Bayazin, une maison d'édition aussi high-tech que modeste; la preuve par quatre qu'il ne faut pas nécessairement avoir de gros moyens pour faire de belles choses. Mounjia Abdeltif, spécialiste en la matière, nous raconte «sa maison», elle est issue de ce cru algérois qu'elle défend bec et ongles, mais aussi plume à la main. Pour ce voyage au fond des choses, les maisons du fahs, avec les clés du «code d'El Djezaïr» nous sont données en viatique pour aller à la découverte d'un monument historique qui contrairement à la légende n'a pas en fait livré tous ses secrets. Notre guide est donc une héritière de cette ensemble habité qui a eu plusieurs vies avant d'être consacré à des résidences d'écritures et productions artistiques et géré actuellement sous la tutelle de la culture par l'AARC (Agence algérienne de rayonnement culturel). La villa Abdeltif, dont les puristes choisiront le patronyme de Dar Abdeltif pour des raisons plus justes, constitue un exemple spécifique de ce qu'est la trame architecturale des « Diar El Fahs » qui ont essaimé dans les zones périphériques, ou plutôt la zone élargie de la campagne algéroise aux 17e et 18e siècles. Cet ouvrage est une contribution efficace qui raconte dans un essai très technique aussi dans le corpus de ce que l'architecture arabo-musulmane et ottomane a donné avec générosité pour installer une véritable assise architecturale algéroise dans la stylistique que l'on connaît aujourd'hui. Edité avec le soutien du ministère de la Culture dans le cadre du 50e anniversaire de l'indépendance, «Dar Abdeltif» est un ouvrage d'une centaine de pages à l'iconographie éloquente. Il fait partie d'une collection de patrimoine entre culture et découverte initiée par la jeune équipe Al-Bayazin qui s'ingénie à faire découvrir au lectorat le plus large les richesses culturelles de cette grande Algérie. Il était donc tout naturel que Mounjia Abdeltif, architecte, amoureuse des belles choses, fût de la partie pour nous révéler quelques belles arcanes de cette construction typique classée monument historique depuis 1922, puis en 1961 et qui, pendant quelque 55 ans, s'est trouvée dédiée aux artistes européens sélectionnés pour venir y faire quelques séjours mémorables dont quelques-unes des œuvres réalisées in situ peuvent se voir sur nombre de cimaises du Musée national des beaux-arts d'Alger, en contrebas de cette fameuse colline du Djenane Abdeltif, appelée aussi Colline aux sangliers, qui surplombe aussi la fameuse perspective du jardin d'Essai descendant directement vers la mer par une percée lumineuse magnifique. Elle a été occupée au plus près de l'invasion coloniale en 1830 après l'avoir confisquée à ses propriétaires. Cette grande maison du «Fahs » dans son architecture particulière, et dans son Djenane, écrin végétal et construit de cours intérieure est pour l'auteure du livre «un patrimoine aussi lourd de signification et de complexité doit suggérer un intérêt croissant de la part de plusieurs disciplines concernées : histoire, anthropologie, sociologie, arts plastiques, biologie, et archéologie. » L'année 1715 reste l'une des dates les plus plausibles proches de son édification, puisqu'un des premiers actes de propriété précise cette date en attendant des recherches plus poussées pour donner la période exacte où elle a été édifiée. Dans un travail de méthodologie très précis, Madame Abdeltif décode les méthodes d'approche et les documents divers inhérents à cette demeure du Fah's qui est par continuité à la Médina, la ville végétale complémentaire qui est restée malgré les aléas de présences hétéroclites nombreuses et occupations indues désastreuses, un exemple du bon sens architectural et de la portée esthétique immense que cette vision algéroise de l'art de vivre a donné aux générations futures dans un héritage puissamment élégant. Sur plusieurs chapitres donc, l'architecte éprise de son histoire propre choisit de la partager avec nous en nous emmenant en visite dans le système global urbain, d'abord pour saisir la cohérence globale de ce système territorial, avec force descriptions, schémas et photos, et un vocabulaire qui résume autant de concepts architecturaux que de concepts ethnographiques et anthropologiques qui nous emmènent dans la compréhension de la vie algéroise, dans ses fondements urbains et sociologiques pour ensuite se lancer dans les subtilités de « Dar El-Djezaïr, sa définition et ses symbolismes et métaphores inscrites dans l'ADN d'une perception spatiale autant en intériorité qu'en extériorité, entre le spacieux de la lumière qui entre comme don de Dieu et l'intime, distribué dans l'espace comme écrin protecteur. C'est ensuite un voyage dans la vie de cette grande maison, qui a vécu de nombreuses aventures aussi rocambolesques que tristes, un destin ubuesque partagé entre voracité inconsciente et squats improbables. Mounjia Abdeltif nous laisse des pistes dans son ouvrage pour mieux saisir le destin insolent de ce patrimoine aussi agité qu'intéressant avec des dessins techniques, des éléments de langage inhérents à cette architecture lumineuse et un hommage rendu à quelques héros qui ont participé de près ou de loin à la vie passée, présente et pourquoi pas future de cette maison immortelle. « Dar Abdeltif », produit par une spécialiste éclairée en architecture et en arts plastiques, est finalement un superbe viatique, à garder sur sa table de travail pour mieux saisir les contour d'un art de vivre qui s'est dilué dans de très belles attitudes architecturales qui ont fait du vitrail une œuvre d'art domestiquant la lumière du ciel, du K'bou, un élément efficace en esthétique et rituels sacrés, du Djenane un écrin de vie porteur de tous les indices paradisiaques, du Ouest eddar un espace de déambulation et d'accueil convivial, le tout dans un alphabet subtil porteur de tous les raffinements : Essada, El Sahridj, Seflani, Sqifa, Zellidj, Zerb, Bab el Fasl, Estouana... sont autant de codes inscrits dans cet abécédaire de la beauté. Dont l'auteure nous abreuve avec une bibliographie très large qui nous livre bien des informations précises. Ce livre tombe à pic pour enrichir les connaissances de tous les amoureux du patrimoine. Le code est compris, la suite de la visite est ouverte aux lecteurs, et les portes de Dar Abdeltif, aujourd'hui ouvertes à tous. Bonne visite... «Dar Abdeltif» de Mounjia Abdeltif, architecte et plasticienne, 124 pages, Editions Al-Bayazin, Alger, 2014, ouvrage réalisé avec le soutien du ministère de la Culture dans le cadre du 50e anniversaire de l'indépendance.