Ecrivain sénégalais, économiste de formation, Felwine Sarr se préoccupe du bien-être de l'Afrique. Sa dernière publication, Afrotopia, présente une analyse fine, juste et sans complaisance du continent, meurtri par près de cinq siècles de colonisation et éprouvé après les indépendances par des systèmes oligarchiques. L'auteur y expose des faits et, surtout, propose une utopie réalisable, possible si elle devient «active», et se donne pour tâche de "débusquer dans le réel africain les vastes espaces du possible et de les féconder". Quels sont justement ces «possibles» ? Une grande volonté, palpable et à portée de la main, réside dans le désir des peuples africains, de leurs élites et jeunesse, de sortir du marasme. Le défi à relever est immense et la perspective repose sur une pensée qui articulerait le destin du continent à partir de la politique, de l'économie, du social, mais aussi de la symbolique et de la créativité artistique pour faire en sorte qu'il y ait une interaction entre tous ces éléments. Pour Felwine Sarr, il s'agit d'identifier les lieux d'où devraient s'énoncer les nouvelles pratiques et les nouveaux discours L'intérêt de cet ouvrage est que l'auteur s'appuie sur une approche prospective qui mettrait l'homme au cœur du processus et des préoccupations en vue d'une vie digne de ce nom, ce qui donnerait de l'espoir à tous les Africains. Le projet, tel qu'argumenté, mérite l'attention, car il englobe un ensemble incluant l'économique, le culturel et le spirituel. Felwine Sarr espère une transformation positive des sociétés africaines qui devraient revoir leurs potentialités à partir de leur intériorité. Il faut aussi déconstruire la raison coloniale qui a «pathologisé» l'Africain et rejeter la bibliothèque coloniale en se ressourçant dans les cultures africaines suivant l'idée du «self-apprehension» de Wole Soyinka, sans référence à l'Autre, mais sans tomber non plus dans le culturalisme et l'essentialisme. L'auteur ne défonce pas des portes ouvertes, dans la mesure où sa perspective poético-économico-philosophique articule un rapport étroit entre le sujet et l'objet, entre «l'arché» et le nouveau, entre l'esprit et la matière. Et, pour lui, la responsabilité d'une telle conception du devenir repose sur les penseurs, intellectuels et artistes africains. L'auteur place en effet la souveraineté intellectuelle comme première exigence d'un tel projet. Pour sortir du post-colonial, il faut rejeter les mythes de l'Occident aux influences néfastes. Il serait nécessaire, par exemple, de rompre avec les indicateurs d'évaluation du libéralisme à outrance, car, affirme-t-il, «la vie ne se mesure pas à l'écuelle, elle est une expérience et non une performance». Cette idée est à la base du projet de renouveau car la réalité des rythmes de vie des villes africaines est qu'elles sont décrétées pauvres alors que la vitalité, la créativité et l'énergie sont si présentes dans leurs rues. Au delà du PIB et autres indices de croissance, il faudrait rechercher d'autres critères d'évaluation du bien-être. Pour Felwine Sarr, les sociétés occidentales ne doivent plus être des références de progrès pour les Africains, car leurs évaluations disqualifient toute forme d'organisation autres que les leurs. Ainsi, il refuse le «prêt-à-porter sociétal» introduit depuis des siècles par le système colonialiste et il insiste sur la diversité africaine, qui doit être perçue comme positive, affirmant : «D'Alger au Cap de Bonne-Espérance, le continent est le lieu d'un foisonnement de cultures, de peuples, d'historicités, de géographies, de modes d'organisation sociales et politiques, de temporalités différentes.» Il propose de ne pas se laisser piéger par le matériel, d'intégrer des données africaines pour évaluer une réussite équilibrée : la dimension spirituelle du «vivre-ensemble», les mythes que la société africaine génère toujours... Il est donc vital de "s'éloigner de l'hypertrophie et de l'hyper modernité", comme le dit Gilles Lipovetsky, et de refuser l'idée de «l'Homme-Instant» ou celle de "transformer l'Afrique en une autre Europe", comme le dénonçait Frantz Fanon. En d'autres termes, rejeter le mimétisme et aller vers «l'univers infini» en partant de la construction de la société et en redynamisant à la fois "l'être collectif et individuel". Pour cela, l'économie doit être enchâssée dans la société et non décidée par des technocrates. Le substrat culturel doit être pris en compte dans «l'enveloppement» et non le «développement». Se réapproprier la valeur des choses reste au cœur du défi. Il faudra savoir créer «l'homo-Africanus» qui se base sur une économie relationnelle, celle qui accorde de l'importance aux relations inter-personnelles et intercommunautaires et donc s'éloigner de «l'homo-économicus». Enfin, l'Africain ne doit plus se poser en victime de l'Histoire, mais en sujet de sa propre Histoire. Pour sortir de la subalternité, il lui faut «démythifier» l'Europe afin de se réapproprier une place spécifique dans le monde. Felwine Sarr prône de devenir le sujet de son propre discours sur le plan culturel, littéraire et artistique, ce qui aura une influence positive sur l'économique africain. Si l'avenir n'existe pas encore, il est urgent de le configurer dans son espace mental et c'est ce que fait Felwine Sarr qui nous donne matière à réfléchir sur le devenir de l'Afrique. Felwine Sarr, Afrotopia, Ed. Philippe Rey, Paris, 2016.