Razika Adnani est fondatrice et présidente des Journées internationales de philosophie d'Alger, dont la deuxième édition s'est déroulée samedi et dimanche à l'Institut français d'Alger. Le thème choisi, cette année, pour cette manifestation, la seule consacrée à la philosophie en Algérie, est «Le beau». Razika Adnani est islamologue et philosophe. Elle est notamment auteure des essais Le blocage de la raison dans la pensée musulmane est-il bénéfique ou maléfique à l'islam ? (paru au Maroc) et de La nécessaire réconciliation (sur la relation à l'autre) qui a été édité à Alger.
Vous organisez les Journées internationales de philosophie d'Alger. Question simple: pourquoi ces journées ? Nous organisons ces journées pour redonner à la philosophie sa place dans la société algérienne. Je pense que nous vivons une époque, où on doit s'intéresser à la philosophie et à ses analyses. La philosophie doit nous dire, elle aussi, ce qu'elle pense des problèmes que nous vivons aujourd'hui en Algérie et dans le monde. En Algérie, la philosophie est en retrait. Elle reste loin des questionnements que l'Algérien se pose. Il est important qu'elle retrouve sa place. Elle a beaucoup de choses à nous dire. Les Algériens ont soif de savoir et de débats philosophiques. Pourquoi la philosophie est-elle marginalisée en Algérie ? On entend rarement parler de philosophie en Algérie. Nous connaissons la philosophie à l'université, au lycée. Sortis du lycée et de l'université, la philosophie, c'est fini ! La philosophie devient alors du bavardage inutile. Aujourd'hui, il faut réhabiliter la philosophie. Elle est passée par une histoire qui a fait qu'elle soit assimilée à des choses plutôt négatives. Un peuple qui ne philosophe pas, comme dit Descartes, est un peuple qui ne peut pas voir les belles couleurs des choses. La marginalisation de la philosophie est-elle liée à des considérations religieuses ? Cela est lié à l'histoire de la pensée musulmane. Cette pensée était très riche dans le domaine de la philosophie jusqu'au XIIe et XIIIe siècles. Il y a eu un divorce entre la pensée musulmane et la philosophie. Le théologien et fakih, Ahmed Ibn Taymiya, a dit qu'il n'existait pas de philosophie en islam. Cela est resté dans la conscience profonde des musulmans. Aujourd'hui, il faut qu'on sache que l'être humain est naturellement philosophe. On ne peut pas l'amputer de ce besoin de philosopher. La marginalisation de la philosophie n'est-elle pas liée également à l'enseignement supérieur ? A l'université algérienne, la philosophie est présente comme dans les autres pays. Il y a des instituts de philosophie dans beaucoup de villes algériennes. On ne se plaint pas sur ce plan-là. Ce n'est qu'après que le problème se pose. Une fois qu'on sort de l'université, on ne parle plus de philosophie. La faute n'incombe-t-elle pas aussi aux philosophes ? Si. Chez nous, les philosophes préfèrent se présenter plus en tant que penseurs que philosophes. Très rares sont ceux qui assument cette qualité. Il faut se présenter comme philosophes et dire que la philosophie existe. Cette année, vous avez retenu le thème du «beau» pour les 2es Journées internationales de philosophie d'Alger. Pourquoi ce thème ? Le beau est un thème très ancré dans la pensée philosophique. Nous avons discuté du beau et de l'art. En Algérie, poser la question du beau s'impose. C'est une question importante. Pourquoi le beau est si absent dans l'environnement algérien ? Nous avons débattu de l'architecture (à travers la conférence de Youcef Chennaoui, directeur de recherche à l'Ecole polytechnique d'architecture et d'urbanisme d'Alger, EPAU). Des modèles nous ont été présentés. Ils sont beaux, mais ce n'est pas le cas du reste que nous voyons en Algérie. Où est le beau des objets ? Je ne parle pas du beau des œuvres d'art, qui exigent une culture et un savoir. J'évoque le beau quotidien ou le beau du quotidien. Pourquoi nous n'avons pas de fleurs sur nos balcons, des espaces verts, des trottoirs bien faits, des maisons bien peintes ? Avons-nous un problème avec le beau ? Et où se situe ce problème ? L'évacuation du beau n'est-elle pas la conséquence de la domination de la culture de l'utilité sur celle de l'esthétique ? Oui, je me pose cette question. Est-ce que l'utilité ne l'emporte-t-elle pas sur le beau ? Certains algériens croient que l'utilité passe avant le beau. Pour moi, les philosophes sont responsables de cette représentation du beau. Il y a toute une culture. Il y a aussi l'attitude de l'individu lui-même, comment il voit le beau… Pourquoi les philosophes algériens n'écrivent-ils pas beaucoup, publient peu d'ouvrages, animent peu de conférences ? En Algérie, la philosophie a du mal à trouver sa place. Il y a quelques écrits, mais on est loin de ce qui se fait ailleurs. Il faut que ceux qui ont fait des études et des recherches en philosophie se présentent, se mettent en avant, cassent les tabous pour espérer quelque chose dans le futur. Les responsabilités sont partagées. Il y a plusieurs facteurs. L'université fait son travail, mais ce n'est pas suffisant. Lors des premières Journées internationales de philosophie d'Alger (en 2016), j'ai remarqué l'absence des étudiants. Je suis allée à l'université de Bouzaréah à Alger. J'ai posé la question sur la non-présence des étudiants aux Journées. La réponse était que les étudiants ne s'intéressent pas beaucoup aux débats philosophiques ! C'est tout de même étonnant. Je voulais tellement rencontrer ces étudiants pour débattre avec eux. Malheureusement, je n'ai pas eu la chance de les rencontrer. Mais, je rêve d'aller à l'université et aux écoles parler de l'intérêt qui doit être porté à la philosophie aux étudiants et aux enfants. C'est pour cette raison que nous avons organisé cette année des ateliers de philosophie pour le jeune public (8-16 ans). L'esprit comme le corps a besoin de s'habituer à des actions intellectuelles qu'il faut acquérir dès l'enfance.