Comment a débuté l'aventure Ineffable ? On allait souvent voir les expositions, les conférences, les événements culturels et cela nous passionnait. Mais on retrouvait toujours les mêmes personnes à chaque fois. On s'est demandé ce qu'on pouvait faire pour vulgariser ce monde et le rendre plus accessible. Au détour d'une discussion, on s'est dit : Allez, on lance un magazine ! La plupart des rendez-vous culturels sont à Alger. Ce magazine est aussi un moyen d'associer les personnes qui n'ont pas la possibilité d'y assister. Plus largement, l'objectif est de combattre les idées reçues qui voudraient qu'il n'y ait pas d'art en Algérie, que le patrimoine ça ne sert à rien, que la culture c'est du luxe… Pour attirer le public, on penserait à un agenda culturel. Or, vous avez créé un magazine. Pourquoi ? D'abord parce qu'on veut donner un espace aux jeunes qui veulent s'exprimer. De plus, pour amener les gens vers la culture, il ne suffit pas de dire que ça existe. Il faut expliquer pourquoi tel patrimoine est important, pourquoi tel artiste est intéressant… On doit intégrer cela dans le quotidien. Après, les personnes iront voir les expos ou les conférences. En Algérie, on est directement passé à la communication sur les évènements culturels et on a oublié d'expliquer au public ce dont il s'agit. Beaucoup de gens croient que la culture ne les concerne pas. On aimerait les toucher et créer chez eux un intérêt, un besoin. L'une des originalités d'Ineffable est la gratuité et l'aspect participatif. C'était un choix de départ ? Dans l'esprit d'Internet, le principe est le partage. Ce sont des internautes qui créent le contenu et ils y ont accès gratuitement. Auparavant, on s'était renseignés sur le processus pour créer un magazine papier. Et puis on s'est dit que le plus important c'est d'abord de voir qu'il y a une communauté qui est prête à adhérer au projet. Alors on a laissé tomber les procédures administratives et on a décidé de le faire avec le peuple ! Et cela a bien fonctionné. On reçoit des messages avec des gens qui disent «notre magazine». C'est exactement ce qu'on espérait, que les gens se sentent concernés. Plus de la moitié des participants vivent hors d'Alger… Le but était de sortir du tout Alger. Quel est le profil des rédacteurs ? Pour la majorité des étudiants, souvent des doctorants. Certains écrivent sur le domaine qu'ils étudient et d'autres pas du tout. Vous avez aussi des artistes qui racontent leur parcours ou parlent d'autres artistes. On a aussi des étudiants en médecine qui écrivent très bien sur la littérature ! On s'est rendu compte que ce qu'on étudie ne nous définit pas. Surtout qu'en Algérie c'est votre moyenne au Bac qui décide de l'orientation ! Non seulement pour les moyennes basses mais aussi pour ceux qui ont de bonnes moyennes et vont presque automatiquement faire médecine. Mais ces gens ont des passions qu'ils veulent vivre. Pour écrire dans Ineffable, on ne vous demande pas votre CV, c'est la qualité de l'article qui nous intéresse. Comment se fait le choix des articles. Orientez-vous les rédacteurs ? Non on n'a pas d'exigence particulière. Seulement que le message soit positif. On n'est pas dans la critique. Même pas dans la critique littéraire ? Si, si, pour ça on peut (rires). Non l'idée c'est qu'on sait que certaines choses vont mal. On n'attend pas des rédacteurs qu'ils nous apprennent que l'art et la culture ne sont pas mis en valeur mais de dire pourquoi on devrait le mettre en valeur. Après on a un comité de lecture qui se charge de la correction. Nous avons cinq personnes qui nous aident. On sélectionne d'abord les articles selon la qualité du contenu. Par la suite, on peut toujours travailler avec les contributeurs pour réécrire. On n'a pas affaire à des journalistes. On a eu une plasticienne qui nous a contactés pour nous dire qu'elle voulait expliquer sa démarche mais qu'elle ne savait pas écrire. Alors elle nous a envoyé ses dessins et puis ce qu'elle voulait en dire en quelques points. On a repris ses idées pour en faire un texte qu'on lui a envoyé et on a fini par avoir un article.
Et le comité de lecture est également bénévole ? Oui, absolument. On a une étudiante en littérature, une autre qui fait polytechnique et aussi de la rédaction web… Ce sont des profils qui correspondent tout de même à la fonction. Tout est bénévole dans Ineffable. On a aussi une base de données de photographes algériens qui nous ont donné leur accord pour l'utilisation de leurs œuvres. Pas de financements pour le moment ? Non. Par contre beaucoup de gens nous ont aidés. Par exemple, Samir Toumi nous a ouvert son espace pour les ateliers et rencontres, de même que l'espace Sylabs qui nous a accueilli durant un mois pour la préparation du magazine. Nous avons également des amis qui nous prêtent un bureau à Boumerdes où on se réunit pour travailler. Tout ça aurait-il été possible sans Internet ? Sûrement pas. Cela aurait coûté plus cher, aurait pris plus de temps et serait peut-être irréalisable. Par exemple, via des plateformes en ligne, on peut travailler en temps réel avec les membres du comité de lecture qui sont dans différentes régions. Internet facilite beaucoup de choses. L'autre particularité d'Ineffable est que les articles sont écrits en arabe, en français, en anglais et en derdja… Cela revient toujours à l'envie de rendre le magazine accessible au plus grand nombre. On voulait s'ouvrir à toutes les langues pratiquées en Algérie. Outre l'arabe, le nord du pays est plutôt francophone mais les jeunes du sud sont largement plus portés sur l'anglais. La derdja nous tenait aussi à cœur parce qu'elle contient toute l'histoire d'Algérie avec les différentes cultures qui y sont passées. Quand on parle au quotidien, on mélange des mots de français, d'espagnol, d'anglais… On aimerait beaucoup avoir des articles en tamazight. Mais on n'a pas eu de proposition pour le moment. Nous lançons donc le message, si vous avez des articles en tamazight, on est preneurs. Internet permet d'avoir le profil précis des lecteurs. Quel est-il pour Ineffable ? Déjà, on a vu que c'est international. En dehors de l'Algérie, on a des lecteurs en France (300 sur 8000 pour le premier numéro), en Tunisie, aux Etats-Unis… En plus des lecteurs algériens, notre but c'est aussi de faire connaitre la culture algérienne au-delà des idées reçues. En Algérie, nous avons des lecteurs de diverses régions et cela nous conforte aussi dans notre démarche. Deux numéros déjà publiés, des changements en perspective pour le troisième ? Oui, le magazine évolue, notamment grâce aux contributeurs. Pour le deuxième numéro par exemple, nous avons reçu des contes pour enfants. Cela n'était pas du tout prévu mais on a décidé d'intégrer cela au magazine avec des dessins. Et cet article est parmi les plus lus. Outre la préparation du troisième numéro, nous pensons organiser des évènements sur terrain. Ce sera par exemple des ateliers de rédaction ou de photographie. On essaie de former les gens. Pas seulement pour contribuer à notre magazine mais aussi pour alimenter des passions qui ne trouvent pas de formations conséquentes. On pense également à lancer des web-documentaires dans la même démarche que le magazine : vulgariser les arts et la culture. L'idée est de toucher même les gens qui ne lisent pas. Pensez-vous à une version papier ? On a de plus en plus de demandes en ce sens. Des gens nous contactent pour demander où on peut trouver le magazine à Oran, à Constantine… L'impression exige évidemment un financement. Si on le fait, on veillera à ce que le magazine soit vendu à un petit prix pour rester dans l'idée de l'accessibilité.